
Fauré forever,
parce qu’il faut rêver encore
Expert dans l’art de marier classique et jazz, le grand pianiste italien Enrico Pieranunzi voue une passion particulière pour Gabriel Fauré dont les compositions jouées l’ont toujours subjugué, tant par leur finesse mélodique que leur langage harmonique merveilleux. Une œuvre où tout n’est que grâce, relue pour s’en imprégner à plein et libérer chez le jazzman l’envie de la prolonger de ses propres inspirations musicales. Affirmant brillamment cette nécessité de continuer à rêver, le répertoire de son Fauréver donné en live ce soir avec Diego Imbert ,sans Dédé Ceccarelli mais parfaitement substitué par l’agile Gautier Garrigue, n’en délivre que plus intensément les ravissantes déclinaisons.
On saluait en mai dernier dans une sélection spéciale Pianistes (voir ici), la parution simultanée de superbes disques en provenance de trois «jazz giants» du clavier, dont les deux octogénaires américains Monty Alexander et Ben Sidran (dans notre best-of 2024, lui aussi produit en France par Pierre Darmon chez Bonsaï Music) mais aussi l’Italien Enrico Pieranunzi -soixante-quinze ans et une soixantaine d’albums au compteur !- que l’on était ravi de retrouver -après l’avoir un peu perdu de vue dans cette profusion-, a fortiori dans un exercice où il excelle et nous charme naturellement. À savoir honorer l’intemporelle beauté de certaines œuvres classiques tout en soulignant la nécessité, en ces temps nouveaux, de continuer de rêver en les prolongeant par la modernité du jazz.
Au fil des années, le pianiste romain a notamment construit une complicité spirituelle avec les musiques de Gabriel Fauré dont les barcarolles, nocturnes et autres musiques de chambre l’ont toujours profondément saisi en les interprétant. Le grand maître de la finesse mélodique à la française, ce «maître des grâces» selon Debussy, réputé pour son langage harmonique merveilleux, nous a quittés il y a tout juste cent ans aujourd’hui. C’est à cette occasion qu’Enrico Pieranunzi s’est attaché à relire l’œuvre de cet autre pianiste (et organiste, qui fut l’élève de Saint-Saëns, avant de transmettre à son tour son savoir à des Maurice Ravel ou Nadia Boulanger), pour s’en imprégner totalement, plongeant ses mains toujours aussi habiles dans les sonorités du compositeur pour mieux en redécouvrir les précieuses et inspirées solutions, tant harmoniques que mélodiques. Et selon lui, un phénomène excitant de germination s’est opéré, par lequel sont ainsi nées d’autres musiques de la sienne. Fauré, forez encore, il y aura toujours quelque chose de subtil et de captivant à extraire.
Dédé remplacé par Gautier Garrigue
C’est donc ce répertoire astucieusement intitulé «Fauréver» que l’on retrouve sur ce magnifique disque, et que l’on avait bonheur à entendre jeudi soir en live dans un théâtre Jean-Marais lui aussi redécouvert pour l’occasion, lors de cette édition anniversaire des vingt-cinq ans du Saint-Fons Jazz Festival.
Si l’on se doutait bien ne pas y voir la chanteuse Simona Severini ni le grand clarinettiste Gabriele Mirabassi qui embellissent encore certains titres de l’opus en studio, le fidèle batteur André Ceccarelli qui forme l’ossature rythmique du pianiste avec le contrebassiste Diego Imbert n’a pu malheureusement être de la partie. On lui souhaite d’ailleurs un prompt rétablissement en apprenant que l’incontournable Dédé a mal démarré l’année par une chute chez lui le 5 janvier dernier, occasionnant une fracture de la malléole le jour même de ses soixante-dix neuf ans ! Une pointure remplacée par une autre de la nouvelle génération, avec ce soir le Perpignanais Gautier Garrigue, batteur instinctif et inventif (mais par ailleurs guitariste) que l’on apprécie en sideman de nombreuses figures du jazz -et notamment des pianistes- depuis plus de quinze ans déjà.
Forever Fauré nous est servi en intro, typiquement de ces mélodies dont l’élégance vous séduit d’emblée dans la délicatesse des toutes premières notes. On voit que tout cela est très écrit, le pianiste, le nez dans d’interminables partoches longeant le Steinway, comme la fixette d’un Diego penché et tout absorbé dans les siennes. Nul besoin d’être un expert de la musique fin XIXe pour aussi vite se remémorer le thème connu que nous entonne ensuite le piano, cette Romance pour un Roman (d’après Romance sans paroles) où les doigts virtuoses se promènent allégrement, esquissant le swing qu’il va progressivement imposer.
Autre «tube» superbement revisité par la maestria du Romain, Valse pour une Pavane (d’après la célèbre Pavane Op.50) dont il fait selon ses propres dires un «deux en un», partant de la classique Pavane pour y adjoindre ses « conséquences » sur l’inspiration du pianiste. Sans en rompre jamais l’élégance, mais avec le même charme gracieux, la bascule jazzy se fait sans heurt ni bavure, dans une fluidité naturelle qui semble toute évidente. Le tempo de la contrebasse rondement timbrée et mariée au balayage de Gautier contribue à la sensualité diffuse. L’échappée n’a une fois encore ici rien de l’impro, dans la précision d’une écriture au contraire au cordeau, avant que le trio ne retombe avec la même souplesse sur les bases classiques de l’œuvre originale.
A défaut d’entendre les divers morceaux où chante Simona Severini, le répertoire proposé intègre quelques autres incartades dans la vaste discographie du pianiste, lequel en finit avec la lecture de partitions en entamant Un je ne sais quoi, swinguant sous le drive nerveux du batteur. Il démarrera seul pour From E to C qu’Enrico avait dédié à Chet Baker, où la rythmique se fait haletante. La «machine trio» est lancée, fluide et bien huilée jusqu’à un break où le batteur prend la pleine lumière d’un solo très perso.
Dans la foulée vont se succéder trois titres, d’abord l’un où le maestro mène la danse, sans partitions donc mais toujours avec l’œil vif rivé attentivement vers Diego dont la contrebasse chante les notes en les appuyant. Puis en se faisant plus feutré en lui déléguant la main pour faire groover d’une manière plus latino le standard des années 40 I Hear Rhapsody. Enfin, c’est I Can’t get Started, tube de Vernon Duke de la même époque, qui clôt le set avec ce thème romantique à la rythmique sensuelle qui, par le développement triangulaire de ces merveilleux musiciens en pleine connexion, nous éblouit de netteté.
Ainsi drivés de bout en bout, nous avons eu l’impression d’un moment court, alors que ça joue quand même depuis soixante-dix minutes !
Deux rappels viendront, avec le joyeux Bonjour Dolly (d’après Dolly Suite Op.56, Berceuse) et sa rythmique nettement plus cubaine, telle une salsa qui nous aurait là donné envie de danser. Comme assurément, nous l’aurions fait sur l’endiablé Funkarolle (embarquant la Barcarolle vers le funk) qui clôt magistralement l’album, mais pas le concert, dommage… Qu’importe, fauré-ster dans le ton qui était plus à la rêverie ce soir, et la mission fut pleinement remplie.
Grazie mille, maestro !
Michel Clavel
PAVANE POUR UN OPUS TRIO D’EXCEPTION
Pour l’avant dernier concert du Saint-Fons Jazz, un trio d’exception proposait un alliage subtil mélangeant jazz et musique française de la fin du 19ème siècle avec ce Tribute to Gabriel Fauré, issu du dernier disque d’Enrico Pieranunzi Fauréver. Le trio est la forme idéale pour évoquer le grand Gabriel et la délicatesse de son univers. Au côté du talentueux claviériste italien, un Diégo Imbert et sa contrebasse magique et à la batterie, pour remplacer notre « Dédé » national qui s’est blessé malencontreusement la veille de son anniversaire, le batteur français que tout le monde s’arrache : Gautier Garrigue ! Lequel Gautier revenait fraîchement de son premier séjour new-yorkais et de la tournée de ses clubs avec son groupe Flash Pig. Je recommande aussi avec un enthousiasme non feint son premier disque en tant que leader, « La traversée », qui recueille déjà distinctions et avis flatteurs bien mérités de la critique jazz et du public.
La soirée était présentée par la chanteuse Catali Antonini, également professeure de chant à l’école de musique de Saint-Fons, et Cécile Jourdain [NdlR : directrice des écoles de musique de St-Fons et Feyzin]. On pourra la remercier plus particulièrement pour cette programmation à son initiative, Bravo Madame ! Le trio qui venait tout juste de performer deux soirs au Sunside était amplement chaud pour ravir les fans de jazz de la métropole de Lyon. Enrico, qui s’excuse tout de suite pour son français rudimentaire, s’empresse de montrer avec fierté son dernier disque avant d’enchaîner un premier titre Forever Fauré puis un second avec pour un Romance roman inspiré du morceau de Fauré Romance opus 5. Il poursuit sa relecture musicale avec le titre le plus connu de Fauré Pavane opus 5 devenu chez Pieranunzi Valse pour une pavane. L’ambiance tout en douceur et délicatesse évoque la B.O. d’un film. On pense au Dimanche à la campagne de Bertrand Tavernier, qui avait également choisi Gabriel Fauré pour accompagner son film. Gautier qui manie les balais avec une grande sensibilité mais avec une belle dextérité rend merveilleusement la pulsation romantique. Diégo fait ronronner sa basse, on se laisse percer par ces belles mélodies arrangées de main d’Enrico…Le morceau qui fait suite propose un tempo accéléré avec chorus du bassiste et 4/4 du batteur à la caisse claire pailletée. L’univers de Fauré est bousculé par quelques standards de jazz à l’image de ce I Hear a rhapsody mené tambour drumant.
Enrico Pieranunzi pour le rappel propose à nouveau un beau standard et fait éclater de rire la salle en dépliant la partition du morceau sur cinq pages envahissant littéralement le dessus du Steinway… Pour le second rappel, on en revient à Fauré avec un titre intitulé par Enrico Bonjour Dolly ! (chez Fauré : Dolly suite opus n.56. Berceuse), avec un arrangement de rythmique latino-américaine.
Christophe Moussé