
À quatre-vingt-un ans, le pianiste jamaïcain Monty Alexander, né le 6 juin 1944, fait son grand retour sur la scène du Théâtre Antique, treize ans après sa dernière venue en 2010.
Il a d’ailleurs commémoré à sa manière les quatre-vingt ans du débarquement, et les siens, l’an dernier avec la sortie de son album « D-DAY ». C’est plein de fougue qu’il fait vrombir les touches du Steinway & Sons modèle grand concert, avant même de s’asseoir sur son tabouret. Comme pour montrer qu’il va dompter le piano et que c’est lui le maître, et cela, il va nous le prouver tout au long de son concert.
C’est avec une formule de trio classique que le pianiste va exprimer tout son art avec Luke Sellick à la contrebasse et Jason Brown à la batterie. Et, il va abuser des astuces, des clins d’œil musicaux, des pirouettes et des digressions pour nous perdre pour notre plus grand plaisir dans un tricotage, ou détricotage, des mélodies. Cela commence par un air typique de jazz caribéen. Ce fameux style qui swing et fait le lien entre la musique africaine, une des influences du jazz et le jazz américain. Il poursuit avec Things Ain’t What They Used to Be de Duke Ellington qui swingue tout autant. Avec un jeu sur les cymbales par le batteur et un pizzicato rapide du contrebassiste pour soutenir ce swing. C’est sur un rythme antillais joué avec les bords de caisse, que Jason Brown introduit Look up en dialoguant avec Luke Sellick. Le pianiste change de tempo et accélère la mélodie, la magie du groove démarre, lorsqu’il ajoute la mélodie de Take the “A” Train comme pour poursuivre l’hommage au grand pianiste américain. Monty Alexander procède ainsi tout au long du concert en mettant en abyme et en perspective plusieurs mélodies simultanément et en faisant des digressions rythmiques.
Il nous surprend avec une introduction délicate du piano sur une rythmique influencée par le reggae et le ska pour amener la mélodie de The James Bond Theme de John Barry. L’intensité est présente dans la percussion des touches du piano, et de l’espace est créé pour que le contrebassiste interprète un long solo avec le soutien du batteur. Après un changement de mélodie, le maître revient au thème de James Bond qu’il est capable de transformer et de transcender en véritable exercice de style et d’émotion.
Sur Smile de Charlie Chaplin, les deux accompagnateurs sont très coordonnés et en phase sur les échanges musicaux. Tandis que le contrebassiste interprète le thème d’un morceau à l’archet, le batteur le suit discrètement en jouant avec les mains sur les peaux de ses tambours. Le maître s’amuse à transformer le thème avec virtuosité et avec le plaisir de transmettre l’émotion. Les trois musiciens sont visiblement ravis de jouer ensemble.
Le set se poursuit avec deux thèmes de Monty Alexander. Tout d’abord D-DAY, titre éponyme du dernier album et Mango song. Le pianiste nous ramène au swing caribéen, les doigts de la main droite courent sur les touches pour jouer la mélodie, tandis que ceux de la main gauche s’harmonisent avec le pizzicato du contrebassiste et le jeu sur les cymbales du batteur. Dans le second morceau, on retrouve l’esprit de Poinciana de Nat Simon et Buddy Bernier, maîtrisé et si souvent interprété par Ahmad Jamal.
C’est sur un jeu de cymbales et de rimshot et une rythmique reggae de la contrebasse que le pianiste en vient à ses origines avec la mélodie de No woman, no cry de Bob Marley & The Wailers interprétée en jazz. C’est tout à fait légitime de la part du pianiste Jamaïcain qui a réalisé un album de reprise du fondateur et représentant emblématique du reggae. Il va même entrecroiser la mélodie avec celle Get up, stand up écrite par Bob Marley et Peter Tosh, comme pour affirmer ces origines avec cet hommage. Cela me rappelle un entretien avec Alain-Jean Marie après un de ses concerts au Hot Club de Lyon. Il m’avait expliqué avec érudition que le reggae, la biguine, la mazurka, le calypso… sont le jazz des caraïbes et que ces musiques expriment toutes la même émotion. On peut faire confiance à ce grand Monsieur pour sa connaissance des musiques des Antilles. C’est avec un morceau groove de jazz swing et chaloupé que le final enjoué est interprété.
Pour notre plus grand bonheur, Monty Alexander revient à deux reprises. Pour un titre reggae introduit au mélodica, puis poursuivit au clavier et au piano. Ce reggae va prendre des airs de Broadway avec la mélodie du standard Summertime George Gershwin, entremêlée avec des mesures de La Marseillaise. La rythmique est relevée par des bords de caisses et des sonorités de percussions de la batterie. Le pianiste se lance même dans un scat et des onomatopées ! C’est un triomphe avec une première standing ovation. Pour le dernier morceau, c’est une ballade jazz interprétée à la façon d’un reggae. Cette fois, c’est l’hymne américain qui est alterné avec la scansion effrénée d’un air de boogie qui fait se lever à l’unanimité le public. Quel bonheur de voir le théâtre antique debout pour du jazz ! Avec un répertoire varié et de haut vol, le pianiste Jamaïcain nous fait voyager. Il nous perd volontairement avec subtilité pour mieux nous surprendre et nous émerveiller. Du haut de ses quatre-vingt-un ans, il n’a pas perdu sa fougue, sa dextérité et son enthousiasme de nous faire partager sa passion musicale.