La ferveur plutôt que l’hébétude
Autant la découverte, la veille, du travail de Thierry Girault avec la chanteuse norvégienne Liv-Hanne Haugen aura d’emblée enthousiasmé l’auditoire à l’unanimité, autant la proposition du guitariste David Chevallier avec la chanteuse estonienne Anett Tamm nous a à l’inverse particulièrement crispé, en cochant toutes les cases de ce que le jazz dit «contemporain» peut avoir de plus rébarbatif. Fort heureusement, le touchant répertoire d’«Isha», proposé par Sarah Lenka et mariant blue-folk aux sonorités maghrébo-andalouses, a redonné du baume au cœur à un public naturellement plus sensible aux belles mélodies porteuses d’émotion.
En chroniquant la soirée de la veille, présentant trois chanteuses aux répertoires divers, mais toutes en séduction mélodique, j’évoquais à l’occasion du concert de Thierry Girault avec Liv-Hanne Haugen (voir ici), le bonheur du chroniqueur jamais rassasié de nouvelles découvertes, quand, adhérant d’emblée aux toutes premières notes qui donnent un avant-goût de l’ambiance, il se fait ainsi magistralement embarquer dans l’inconnu, mais où chaque étape du voyage est source d’émotions instantanées. Et finalement, bien qu’on le cherche à chaque fois que «c’est la première fois», on peut dire que, sur la masse très conséquente de ce qui nous est donné à écouter puis voir chaque saison, cet effet magique (le fameux waouh!) est plutôt rare.
Pour cette nouvelle soirée à terre au château de Mécoras, j’étais dans le même état d’esprit, curieux et avide de surprise, en découvrant à l’aveugle David Chevallier (qui s’était apparemment déjà produit sur le bateau), un guitariste formé au classique avant d’investir le jazz. Actif depuis 1990 avec une douzaine d’albums, il a été membre d’ensembles comme ceux de Laurent Dehors et Patrice Caratini. On comprend alors qu’on a ici affaire à du jazz bien bien «contemporain» comme on dit pudiquement, qui va trancher sec avec tout ce qu’on a entendu avant, et que l’on entendra juste après.
Un guitariste dont le trio créé en France a beaucoup joué dans les pays baltes, puisque aux côtés des capés Christophe Lavergne à la batterie, as de la polyrythmie, et Sébastien Boisseau à la contrebasse (Khün, Humair, Solal…), c’est la jeune chanteuse estonienne et aussi guitariste Anett Tamm qui est au micro de leur projet «Borders», dont elle a écrit les textes dans sa propre langue et certains en anglais.
Il paraît donc que ça parle de frontières, d’exil, tout ça quoi … Mais il faut bien dire que sur le fond, elle nous réciterait sa liste de courses qu’on n’en comprendrait pas mieux le propos. Mais qu’importe, on est là pour de la musique après tout.
La jeune femme a signé Lann en intro, évoquant, selon le leader, un enfant qui a grandi sur les rives du lac Kardal dont l’une est russe, l’autre estonienne. Escape qui suit en est peut-être l’échappatoire, avec du jazz conceptuel à l’énergie plus rock -notamment une grosse frappe du batteur-, pour des musiciens rivés sur leurs partitions, avec un contrebassiste qui alterne doigts et archet, tandis que la guitare mouline dans le free. De quoi trancher avec la voix uniforme et le style de la petite blonde diaphane.
Le troisième titre n’est guère plus heureux et sans mélodie de secours, quand le suffisamment explicite On the Cage of my Mind se passera de commentaire, mais malheureusement pas de longs soupirs. Etrange, comme c’est Estrange, où l’on nous explique voyez-vous « qu’il faut savoir dépasser les frontières qu’on se fixe à nous-mêmes », à grand renfort de guitare aussi bavarde que disgracieuse. Désolé, mais la crispation à ne voir aucune éclaircie à l’horizon me fera décrocher, même si le chant vaporeux et halluciné du titre suivant n’est pas sans me rappeler les élucubrations sous acide d’une Miquette Giraudy chez Gong. Mais la comparaison s’arrête vite là !
On s’étonnait de voir ce soir moins de spectateurs que la veille, complète, mais les trous se sont vite comblés pour le concert suivant de Sarah Lenka. D’aucuns admettent que le teaser donnant un aperçu ce que nous venons d’entendre en aurait refroidi plus d’un. Et l’on peut aisément comprendre qu’on peut être hermétique à l’hermétisme. Perso, je ne l’avais pas vu, j’aurais peut-être du …
Isha, une galerie de femmes toute en sensibilité
Passée cette parenthèse désenchantée qui a, on l’aura compris, barbé une grande majorité de spectateurs comme souvent désarçonnés par ce type de jazz cérébral, nombriliste et sans affect (la caricature même du jazz contemporain froid, dissonant, anti-mélodique et dénué de toute sensualité), il était temps de revenir à la ligne plus consensuelle développée depuis la veille où il est question de charme et de séduction par l’émotion de voix féminines.
Depuis ses débuts, on est touché par le grain troublant de Sarah Lenka, chanteuse au timbre sensible et légèrement éraillé, qui a la particularité de vouer chacun de ses répertoires à des figures féminines. Après Billie Holiday puis Bette Smith, un Woman’s Legacy puis Mahala, son cinquième album «Isha» (femmes en hébreu) parmi nos grands coups de cœur de l’automne dernier (voir ici) (et dans notre best-of 2024, voir ici), évoque l’exil et le déracinement de diverses femmes parmi ses ancêtres, autant de prénoms invisibilisés auxquels elle rend hommage non sans nostalgie, en faisant un pont entre ce lointain héritage issu de diverses latitudes et le présent. Composé avec le fin guitariste Laurent Guillet, ce répertoire marie avec délicatesse blue-folk et sonorités maghrebo-andalouses apportées par le fidèle Taofik Farah (guitare nylon et mandole), musicien originaire de Culoz, qui retrouvait là le territoire de son enfance et bon nombre de ses amis habitués surtout à le voir aux côtés de Carla Bruni.
Victime dernièrement d’une chute dans un escalier, c’est avec une attelle et des béquilles que Sarah, cheville cassée, a tenu à honorer sa présence ce soir qui l’obligera à chanter le plus souvent assise.
Cela démarre avec Women who raised you, puis Betty, en souvenir de sa grand-mère qui chantait beaucoup. Un titre au refrain prenant qui vite vous obsède, agrémenté d’un premier solo de mandole. On a déjà envie de chantonner, porté par le léger tourbillon de cette valse lente. Puis Sarah évoque Mouma, son arrière-grand-mère algérienne, ancienne miss Constantine qui aura neuf enfants avant de connaître l’exil. La voix est séduisante et pleine de fraîcheur, tandis que le joli son des deux guitares aux résonances country-folk entraîne le public à claper sur cette envoûtante complainte. Elles initieront encore un beau dialogue mélodique avec le plus pop-folk Tali.
On remonte encore deux siècles pour parler cette fois de Zarah, femme algérienne qui eut le courage de reprendre sa liberté par le divorce avant de fuir en Argentine, tandis que son mari, par vengeance, cachait leurs deux filles dans un couvent. Le rythme est saccadé, appuyé par l’incontournable batteur multi-cartes Martin Wangermée, épaulé ce soir par la jeune percussionniste (et choriste) Manon Lattoni, tandis que Tao avec sa mandole applique sa touche orientale. Le voyage célébrant chacune de ces figures de femme se poursuit avec Wake Up puis Isha, empli de délicatesse. Passé Moved Man où la chanteuse parle cette fois de son père, les rythmes se font de plus en plus entraînants, créant une ambiance chaleureuse et festive, d’abord avec Lamma bada, reprise d’un traditionnel arabo-andalou, puis un final en forme de lâcher-prise sur Sultana boosté par Martin qui met le public en liesse.
Pour le rappel, on a plaisir à réentendre le blue-folk de Turn me around tiré de son précédent album « Woman’s Legacy », et qui vient clore ce set tout en ravissement. De quoi vite oublier la déconvenue du début de soirée…