
« Un délicat poème musical universel »
C’était déjà le Jazz Day avant l’heure avec ce concert d’Anouar Brahem Quartet à l’Auditorium de Lyon, dans le cadre de la saison de Jazz à Vienne.
Le oudiste de génie a inventé une magnifique musique qui pourrait s’apparenter à du « jazz oriental de chambre ». Mais alors qu’il parcourt le monde, il se fait rare dans la métropole lyonnaise et dans la région. Et, je suis bien placé pour le savoir, étant à l’origine de sa dernière venue chez nous le 24 juin 2022 au Centre Culturel d’Ecully et en plein air : un des moments les plus magiques de ma carrière de programmateur. Trois ans plus tard, Anouar vient présenter un nouveau projet avec un quartet tout frais, celui-là même qui a enregistré le dernier disque de l’artiste sorti en mars dernier, « After the las sky », toujours édité chez ECM, qui procure « la plus belle musique après le silence », selon la légende.
L’essentiel du concert provient donc du matériel de cet album qui a été enregistré en mai 2024 durant les événements de Gaza. Du coup, une certaine tristesse et une colère rentrée parcourent le disque et donnent à la musique une touche de beauté déchirante, d’urgence sourde. L’artiste tunisien est d’ailleurs plutôt militant de la cause palestinienne et n’hésite pas à partager des alertes quant à la situation gazaouie sur ses réseaux sociaux. Ce soir encore, pour expliquer en début de concert l’origine du titre du nouvel album, il évoque un poème de 1986 d’une troublante actualité de Mahmoud Darwich qui parle de la frontière et de la séparation, et Anouar Brahem semble faire référence au moyen orient et ses chaos.
Mais, évoquons son formidable quartet, avec l’immense Dave Holland, soixante-dix-huit ans aux fraises, à la contrebasse, Django Bates au piano (arborant pour l’occasion un pantalon à carreaux et un bonnet du meilleur effet !), et Anja Lechner au violoncelle. L’osmose entre ces quatre musiciens est inouïe et les dialogues se multiplieront tout le long de la soirée avec une mention spéciale à l’extrême complicité entre le génie du oud et un des derniers monuments de la contrebasse jazz… Autant de connexions entre eux, de douceur et de délicatesse dans les enchevêtrements musicaux, les allers-retours, les renversements, avec un sens de l’écoute et de la complicité intense. On en vient à rêver d’un disque en duo entre ces deux instrumentistes. Le premier morceau de la soirée est aussi le titre éponyme d’After The last sky, et il se conclut sur la présentation des musiciens qui sera le seul moment au cours duquel Anouar Brahem prendra la parole sur scène. Puis, nous aurons le privilège d’écouter la quasi-totalité des titres du dernier disque dont fait partie le très beau The Eternal Olive tree, seul titre composé par Anouar et Dave. La mélancolie affleurant avec The sweet oranges of Jaffa. Tout le set est d’ailleurs nimbé d’une délicate tristesse, mais l’écoute du disque en lui-même rend compte également de cet état d’esprit. Même si on sent quand même de l’espoir dans cette musique de chambre qui navigue entre jazz et orient avec toute la beauté du monde. Le public ne s’y est pas trompé, quasi hypnotisé par les sons de ce quartet qui fait frissonner tout l’auditorium, et de rappeler par deux reprises les artistes. Les deux derniers morceaux ont davantage d’allant et de gaieté. Le premier rappel s’écoute comme une musique de film (ce serait une belle idée d’ailleurs de confier une nouvelle B.O. de cinéma à Anouar Brahem !) et l’ultime titre, plus ancien ; un des plus beaux morceaux du oudiste, interprété avec grâce, rend l’espoir dans un monde en paix…
La musique est décidément un magnifique conducteur pour apporter la force et la beauté aux peuples, tout en leur révélant la précarité et la fragilité de leurs existences.
Line-up :
- Anouar Brahem : oud
- Anja Lechner : violoncelle
- Dave Holland : contrebasse
- Django Bates : piano