
Melting-pot
Nous poursuivons nos pérégrinations avec cette nouvelle sélection éclectique où sont brassées et embrassées diverses cultures du vaste monde musical. Entre reprises et compos, le grand bassiste sénégalais Alune Wade fait le pont entre l’Afrique et la Louisiane des origines du jazz, quand l’armada britannique et cuivrée du New Regency Orchestra explore la richesse des rythmes afro-cubains qui ont marqué le New-York de l’après-guerre. Une production actuelle du label Mr Bongo qui par ailleurs réédite une pépite jazz-funk de l’organiste américain d’origine sikh Lonnie Smith parue en 77. Enfin, nous ajoutons à ces repérages le troisième album du trio parisien Roseaux, qui nous séduit de bout en bout par la richesse de ses nombreuses contributions vocales sans frontières.
Alune Wade « New African Orleans » (Enja / Yellow Bird)
Parmi les super-talents de la basse que nous apprécions particulièrement, le Sénégalais Alune Wade nous revient avec ce sixième album (objet par ailleurs d’un documentaire) offrant compos originales et standards empruntés à de grands noms comme Hendrix, Hancock, Fela ou Dr John, tous revisités à la sauce afro-jazz. Musicien et producteur de Dakar que nous avons pu entendre notamment aux côtés de Touré Kunda, Joe Zawinul, Marcus Miller, Ismaël Lo ou Saint-Germain, Alune est parti enregistrer en Afrique de l’Ouest le fruit de ses recherches sur les racines du jazz, poussant jusqu’à la Louisiane des origines. Du Sénégal au Nigéria en passant donc par la Nouvelle-Orleans, le compositeur nous narre la transmission qui s’est effectuée du continent africain à l’Amérique, et l’influence plus que jamais prépondérante des cuivres, célébrant les multiples jonctions entre les rythmes de l’afrobeat et le répertoire des fanfares du bayou.
Clin d’œil à Dr John, Night Tripper en ouverture délivre d’emblée un gros son avec ses cuivres puissants. Passé le swing de l’explicite Boogie and Juju, c’est d’ailleurs une reprise célèbre de ce pianiste , Gris Gris Gombo Yaya (1968) que basse et Clavinet font groover par une souveraine rythmique afrobeat. Un beat afro, mais avec toute l’énergie du rock, cette fois pour une version inédite du Woodoo Child d’Hendrix chanté ici en wolof, langue maternelle du bassiste. Un tempo qui sera bien modéré pour mieux exploiter la profondeur de Water no get Enemy emprunté à Fela, entre chant envoûtant, piano, et sax vaporeux pour évoquer le pouvoir de la nature.
Avec From Congo to Square où il invite la belle voix jazzy de la chanteuse Somi, il revient au thème sous-jacent de cet album par cette douce et longue ballade (près de six minutes), racontant l’odyssée des fanfares avec une belle mélodie portée par le piano, et un final où les voix sont dans l’allégresse du gospel comme encore sur l’afro-jazz Taxi Driver qui évoque les dangers du voyage. Très jazzy avec son chorus de piano et ses cuivres, il est porté par la rondeur d’une basse métronomique et un tempo de batterie très carré. La rythmique toujours ardente et les cuivres appuyés de Sam Fufu, plus afro-latino, rappelle un Manu Dibango et donnent envie d’entrer dans cette longue transe à danser où Alune fait parler sa basse dans un solo aux sonorités rappelant Stanley Clarke. Encore plus étiré (sept minutes), Three Baobab reste dans le beat, un afro-jazz ensorcelant entre chants, percussions et piano, avant la réinterprétation mordante du fameux Watermelon Man d’Herbie Hancock, un standard hard-bop de 1962 où ici, dès l’intro, nous entrons dans le vif du sujet. Un groove entre électro-jazz et acid-jazz, avec sa tournerie de piano et un éclatant chorus de trompette.
Après un flagrant clin d’œil au Soul Makossa de Manu Dibango, le final qui étincelle nous ramène à l’afro jazz-rock des seventies. Et pour finir sur les rotules et danser encore jusqu’au bout de la nuit, Dialect from Mulattozy Tribe et sa rythmique infernale de basse haletante et de percussions, clôture cette captivante odyssée transatlantique aux racines de la «great black music».
New Regency Orchestra (Mr Bongo)
Avec son line-up gargantuesque de vingt pupitres dont douze cuivres, ce big-band londonien né à l’issue des confinements de 2021 sort son tout premier album sur le label indépendant Mr Bongo dont nous avons beaucoup parlé lors de la sélection spéciale Brésil. Un big-band cette fois afro-cubain, avec Lex Blondin en directeur artistique qui insuffle un dynamisme plus contemporain à la formation dirigée par Eliane Correa et qui explore la richesse des rythmes afro-cubains qui ont marqué le New-York des années 40 à 50, en ré-imaginant certains des meilleurs titres de cette époque, depuis Tito Puente jusqu’à la salsa des seventies avec Rafael Labasta ou Orlande Martin.
Une armada cuivrée qui donne dès l’intro de Pregon un côté «péplumnesque» à la musique afro-cubaine. Arrangé par le pianiste Joao Donato, Sambaroco honore la samba brésilienne avec ce titre de Tito Puente de 1962, faisant monter nerveusement à 120 bpm le Mambo Herd du même compositeur (1958) dans une frénésie de percussions et des cuivres éclatants, avec notamment un solo enflammé du trompettiste Nick Walters. Nous naviguons d’une époque d’hier à une autre, d’une compo de Chico O’ Farill (Fiesta Time) inspirée d’une afro-cubaine jazz suite de 54, à Para Los Papines de David Amran composé en 77, fruit d’une jam effectuée en mai de cette mythique année lors d’un road-trip en bateau, durant trente-six heures depuis la Nouvelle-Orleans jusqu’à La Havane, avec à son bord toute la crème de la scène latino new-yorkaise!
Sahib & Tito a l’originalité d’être un mash-up bien vu mariant le fameux Cuban Carnaval de Tito Puente (1956) à Nus écrit en 78 par Sahib Shihab, morceau qui met en lumière les congas de Will Fry. Nous danserons encore sur la mélodie de Scarlet Mambo Hour, sur l’entraînant Papa Boco où le chant n’est pas sans nous rappeler quelque part le Bamboleo des Gipsy King, et nous apprécierons particulièrement les trompettes sur Labasta Llego du Dominicain Rafael Labasta, et sur le rework qu’a fait Lex Blondin du Mambo Rama de Puente. Mais aussi le piano sur les derniers titres, le Mango Walk de Kenny Graham puis en clôture la Harlem Jamboree de René Hernandez, un pianiste cubain révélé à New-York au lendemain de la guerre, qui compte par ailleurs un bon solo de sax.
Lonnie Smith «Funk Reaction» (Mr Bongo)
Les plus anciens d’entre nous se souviennent peut-être de Lonnie Smith, incontournable organiste des années 60-70 et figure de chez Blue Note qui a entre autres fait partie dès 1966 du quartet de George Benson. Surnommé le Docteur, ou encore Turbanator pour son look de baba sikh enturbanné, le claviériste américain d’origine indienne, décédé en 2021, avait cédé au mitan des seventies à la naissance du jazz-funk, proposant une fusion du jazz avec la soul, le funk et la musique de chambre. Parmi la trentaine d’albums de sa production, «Funk Reaction» paru en mai 1977 est resté comme un modèle du genre, et le label Mr Bongo spécialiste des rééditions mythiques a eu la bonne idée de ressusciter aujourd’hui cet opus comptant six long titres où Lonnie Smith est entouré du bassiste Bob Babbitt, du légendaire batteur Steve Gadd, du guitariste Lance Quinn et du sax Eddie Daniels.
C’est le guitariste par ailleurs superviseur de cet album qui rythme le titre éponyme en ouverture, porté par la ligne de basse de Babbitt. Ourlé de cuivres (sax, flûte) For the Love of It combine jazz-rock et jazz-funk de cette époque avec un solo du ténor joué par Daniels qui récidive sur l’instrumental Babbitt’s other Song qui suit. La ligne de basse impose son groove tandis que le leader lâche un chorus de Fender Rhodes.
Avec It’s Changed, le groove se fait plus cool, avec une rythmique guitare plus dans le style west-coast, quelque part entre Lee Ritenour et Chris Réa. Une guitare qui chantonne bien à la manière d’un George Benson sur le plus long (sept minutes) When the Night is Right où c’est cette fois Richie Hohenburger qui tient le manche, un modèle de jazz-funk à la basse groovy. Enfin, difficile de ne pas penser à Stevie Wonder pour le All in my Mind final écrit par Lonnie Smith avec un piano qui balance et fait swinguer ce titre enrobé des vocaux de Gene Scott, Denise Wooten et Patricia Johnson.
Près d’un demi-siècle après sa première publication, l’attrait de ce jazz-funk intemporel et accrocheur n’a d’évidence pas pris une ride.
Roseaux « 3 » (Fanon Records/ Idol / Bigwax)
Projet lancé en 2012 par un trio parisien formé du multi-instrumentiste (claviers, guitare) Alex Finkin, du DJ de Radio Nova Emile Omar, et du violoncelliste Clément Petit (entendu entre autres dernièrement avec Asynchrone), Roseaux nous offre un troisième album artisanal en forme d’escapade onirique gorgés d’émotions, où resplendit l’ADN spécifique de ce groupe, à savoir réunir, sur une trame initiée soit par le piano soit par le cello, des voix éclectiques et toutes envoûtantes. Dans ce périple entre euphorie et mélancolie, Roseaux nous fait voyager entre Caraïbes, Afrique et Europe, au rythme des vibrations d’interprètes tous singuliers.
Ainsi en ouverture avec My People, ponctué par les cordes d’un élégant violoncelle, nous découvrons la voix de Ghetto Boy, originaire du Ghana et révélation de l’afro-pop british actuelle. Plus connue de nous par sa voix si reconnaissable, c’est la canado-haïtienne Mélissa Laveaux qui s’empare de Why Should I Smile et sa séduisante mélodie, où l’orchestration s’inspire de Nina Simone et où le cello peut faire penser à certains titres de Sting.
Pour Solitude, c’est la troublante suédoise Isabel Sörling qui prend la suite sur ce titre pop-folk par sa guitare et à la rythmique nonchalante, ourlé de chœurs aériens. Nous ne connaissions pas la chanteuse scandinave Olle Nyman qui hypnotise Hey I want You, ni la franco-canadienne Anna Majidson qui nous envoûte de sa douceur sur le titre final Again, contrairement aux autres featurings qui enrichissent l’opus. Notamment Ben L’Oncle Soul qui nous bluffe avec sa belle tessiture sur With Us aux sonorités pop-folk plus seventies, la merveilleuse et trop rare grenado-britannique Ala.Ni convoquée sur California, morceau décliné en deux temps, d’abord avec une superbe intro où vagabonde la flûte, puis avec le chant marié aux cordes qui nous fait planer sur ce titre aux accents de soul west-coast 70’s où des cuivres donnent au final de l’épaisseur. Enfin le chanteur américain Aloe Blacc, présent aux côtés de Roseaux depuis le début de leur aventure, et que nous retrouvons au micro de Loving You Is All I Want to Do pour un groove là encore nonchalant, entre fond d’orgue et trompette bouchée, avant l’instrumental Mandolinho et sa mélodie voyageuse où guitare et percussions apportent une touche plus latino. En onze titres, voilà de la part de ce passionnant trio frenchy une superbe escapade onirique apte à charmer le plus grand nombre.