
Comment ai-je pu passer à côté d’EYM toutes ces années durant ? C’est comme avec Chick Corea, le découvrir l’année de sa mort ! Mais il n’est jamais trop tard et le choc n’en est que plus frappant, plus existentiel.
Le concert, même court, donné sur la scène de Cybèle ce 3 juillet 2025, fut exceptionnel. J’avais fait le choix d’un unique passage à Vienne- Bingo !- moi qui ne porte pas le festival dans mon cœur (je m’en suis expliqué à deux reprises dans les colonnes de jazz-rhone-alpes.com). Concert exceptionnel dont les signes sont perceptibles dès les premières minutes : vous êtes là, dans un semi-coma, parce que vous êtes passé de la solitude de votre maison fraiche et sombre, calfeutré, à l’abri du soleil, à la subite clarté et au bain de foule. Il fait chaud.
Premiers accords du piano, délicats. Subtilités de la contrebasse et de la batterie. Quelques sons de mridangam, qui planent dans l’air et cette voix qui s’élève, qui vous enveloppe, qui vous hisse et vous rend à la présence. Soudain les rideaux tombent : la canicule, la fatigue, les soucis de fuite d’eau, les morsures des puissants qui empêchent le monde de tourner rond. La voix est hypnotique, le timbre de cette voix parfait, juste, solide. On est projeté en Inde puis on revient ici, maintenant, dans ce qui fait la beauté de la musique, une immersion dans le présent, dans la joie de l’instant, qui fait toucher subitement à une forme d’éternité, d’intemporalité. EYM, le trio, rehaussé de deux artistes indiens, c’est du lourd et de l’ultra léger à la fois. Le groupe ferait passer Jan Garbarek (et son projet ragas et sagas) pour un débutant à peine pubère. Il est difficile d’atteindre cette puissance de jeu et d’émotion, cette connivence si fragile et si excitante entre les musiciens, cette hauteur dans les nuances, cette extase dans les rythmes. Tout du long, c’est un vrai festival de syncopes, entre les deux percussionnistes mais pas que, entre la chanteuse et le pianiste, entre tous en fait. Ça réagit au quart de tour. Ça me fait rigoler, de penser que l’intelligence artificielle, si perfectionnée, si cannibale, si mutante, n’atteindra jamais cette quintessence quand des artistes, sur l’instant, joignent leur énergie, leur verve, leur personnalité, consciente et inconsciente. Festival d’improvisation également : si les mélodies emportent, j’admire également les envolées, les riffs, les ornementations d’Elie Dufour (qui a confectionné avec l’aide d’un ami ingénieur une « cabine » qui permet d’étouffer mécaniquement les notes du piano dans le registre médium, et qui lui donne des airs d’oud, de kora, ou de balafon), je suis baba devant l’étendue du savoir sensible de Marc Michel le batteur et de B.C Manjunath le joueur de mridangam (sorte de gros tambour terminé aux deux extrémités par des peaux interchangeables qui ressemblent au tabla) et de konnakol*, convaincu par le jeu tout en finesse et délicatesse du contrebassiste Yann Phayphet et scotché par l’assurance, l’air de rien, et la présence de la chanteuse Varijashree Venugopal, qui joue de tous les registres avec une simplicité et un charisme déconcertants. Une artiste pour quatre artistes, ici le féminin l’emporte sur le masculin. Je dirai donc à ce groupe : les filles, votre musique m’a conquis et chamboulé. Plus sérieusement, il existe un courant dans le jazz français qui fait son chemin, me plait de plus en plus, et qui gravitent bien souvent autour de pianistes (Fabrice Tarel, Edouard Ferlet, Jean Kapsa, Baptiste Bailly, Alfio Origlio, et j’en oublie) qui aiment mélanger leur univers à celui d’artistes apportant une touche venue d’ailleurs. EYM fait partie de cette mouvance. Il faudra guetter la sortie de leur prochain album qui réunira ce merveilleux plateau.
* [NdlR : Un peu de définition: : le Konnakol , accrochez vous, d’après Wikipedia c’est une technique de percussion vocale issue de la tradition carnatique de l’Inde du Sud. Le konnakol est la composante parlée du solkattu qui fait référence à une combinaison de syllabes de konnakol prononcées tout en comptant simultanément le Tâla (cycle rythmique de la musique indienne) rythmé avec la main. Il permet d’improviser sur des syllabes rythmiques définies (les jatti, eux-mêmes tirés du Solkattu, solfège rythmique indien.)]