
Rarement la scène du Solar a été aussi « habitée » que vendredi soir avec, sur le plateau, la présence de Pierre Durand et de son quartet « Electric ».
Habitée, investie, habillée, c’est comme on veut, mais vivante, c’est sûr. On ne sait pas trop s’il s’agissait d’un concert, d’un cri, d’une confidence, d’un rush ciné, d’un livre à lire entre les phrasés. Ce que l’on sait, c’est que tous les sens ont été touchés.
Excitation. Mais reprenons au chapitre trois.
C’est celui, justement, que le guitariste a feuilleté sans partoche face au public, au fil de l’album intitulé « Chapter Tree : The End & The beginning », publié en 2023. Ce dernier fait suite à « Nola » et « Libertad! », constituant ainsi l’un des maillons d’une narration qu’il compte écrire/composer au fil de sept opus. Chacun a pour but de refléter une part de ses univers aussi perso que musicaux, il paraît même qu’il y aura un épilogue…
Dans celui-ci, il met en lumière un couple à trois, formé avec une plaisante licence par la pop, le rock, le jazz. A noter que cet album a été nommé dans la catégorie Révélation aux Victoires du Jazz 2024. On ne s’appesantira pas sur la virtuosité du groupe formé de musiciens qui, pour être « locaux », déploient une aura d’envergure. Il y a là le Lyonnais Fred Escoffier aux claviers et au vocoder, sorte de dispositif synthétisant les signaux sonores. Assis, debout, concentré, c’est lui qui semble gérer le tout, un peu comme le chef d’un orchestre aux personnalités aussi différentes que miscibles. Au centre et en fond de scène, voilà le très éclectique Jérôme Regard, à la basse électrique et aux effets, enseignant au CRR de Saint-Etienne et sideman des plus recherchés (il jouait dernièrement aux côtés de Michel Jonasz à Clermont-Ferrand. La classe !) . A cour, se tient Marc Michel, l’international batteur lyonnais, déjà venu au Solar l’an dernier avec le Tom Ollendorf Trio.
Qui reste-t-il ? Pierre Durand, bien sûr ! Devant, plein centre. Passons sur sa bio pour l’écouter un peu: « Ma passion, c’était d’abord le blues qui dit tant tant de choses avec si peu de notes. Au départ, je détestais le jazz, je trouvais qu’il y avait beaucoup de notes, mais qu’elles n’exprimaient rien. Il n’y avait pas ce souci du groove serré. Jusqu’à ce que j’écoute Count Basie, Archie Shepp et Wayne Shorter, dans lesquels j’ai retrouvé des racines du blues qui me parlaient. De la poésie comme dans la vie… Puis le phrasé de George Benson… Et Hancock et Mingus, j’adore Mingus! Je me suis donc posé des questions par rapport au jazz, du style « comment tous les réunir ?». Pour ce troisième chapitre, franchement, il n’y a rien de calculé. Le seul truc qui m’importe, c’est que ça circule, que tout le monde puisse s’exprimer. Je suis très vigilant par rapport à ça. C’est le groupe qui fait l’identité d’un morceau mais pour ça il faut qu’il y ait la confiance entre tous. Pour oser ».
Cette confiance, elle était si palpable que, très souvent (hormis Fred aux claviers), les musiciens jouaient les yeux clos. Mais Pierre Durand, c’était tout le temps. En homme-guitare. Ou l’inverse.
En deux sets, sept titres et un petit Poucet très rock en rappel, il a non seulement défini sa vision du jazz, « la seule musique au monde à être un mélange de toutes les autres, avec de l’impro » mais aussi créé un être à part. Pas un personnage, non. Un être vrai, s’auto-enfantant à chaque mesure. Sa guitare, il la colle sous l’aisselle, en plein délit de « bernard-l’ermitage ». De sa bouche toujours ouverte, il sort des mots en silence, cela devient les sons de l’instrument, c’est quoi ce procédé de dingue ? Il est à la fois complètement en lui-même et au dehors. Le visage tourmenté, le corps courbé, debout, à genoux, tourné régulièrement vers les autres, il combine les émotions, les styles et les influences. Le son d’ensemble est à la fois maîtrisé et suggestif, il se nourrit des sensibilités de chacun et lorgne carrément du côté anglo-saxon avec des compos comme Bowie et ses organiques harmonies. Citons aussi une Folk song dédiée à la chanteuse américaine Ricky Lee Jones et à son album « Pop Pop ». Parlons encore de Fight or flight où, après des notes qui se débinent, faussement désorganisées, des boucles mélodiques tressent la transe. Le résultat est jouissif, ça se voit qu’ils se font un putain de plaisir. Ça se sent qu’ils en donnent autant. Certains ont pu trouver que Pierre Durand usait un peu trop de la gestuelle et des mimiques, ils ont alors fermé les yeux pour mieux se laisser happer par la musique. Mais dans sa grande majorité, le public s’est laissé embraser. Electrifié. En fusion.