C’est le cinquième album de Fabrice Tarel qu’il m’est donné de chroniquer. C’est dire s’il existe une certaine fidélité. Un attachement à l’œuvre. Aborder un nouvel opus, c’est comme être à l’affut du prochain livre d’un auteur : que va-t-il bien produire, à la fois de nouveau dans l’inspiration, dans l’élan et le souffle, dans les mots et à la fois dans la continuité du style, qui fait qu’on s’imprègne, qu’on renouvèle le serment inconscient qu’on s’est donné et qui nous lie, qu’on se passionne.
Les artistes musiciens et musiciennes creusent leur sillon, multiplient les angles d’attaque, continuent de nourrir leur inspiration tout en cultivant leurs obsessions. L’écrivain, l’écrivaine conçoivent leur œuvre dans le silence de leur solitude, branchés sur le réel. Fabrice Tarel, penché sur son piano, poursuit inlassablement sa quête de mélodies et de rythmes, privilégiant depuis déjà six ans les collaborations avec des artistes invités, amenés à jouer sa musique. Depuis 2019, se sont succédés trois albums, successivement avec Riley Stone Lonergan au saxophone, Tom Ollendorff le guitariste londonien et maintenant Alexandra Ridout, trompettiste virtuose vivant à New York avec laquelle il forme le quartet Symbiosis. Sa démarche n’est pas anodine, car, s’il compose la musique à chaque fois, par contraste ou par porosité, son jeu s’en trouve modifié. Il y a une sorte de vases communicants, une caisse de résonance commune, des élans sensibles de l’un à l’autre, une énergie communicative, une attirance, à se faire aspirer, respirer ensemble, engager conjointement le corps et l’esprit. L’album « Blurred Future » avec R.S. Lonergan avait des accents sauvages, charnels. Animal. « London Vibes » avec T. Ollendorff était plus méditatif, plus lyrique, plus aérien, plus diaphane, plein de délicatesses. « There will never be another now » avec Alexandra Ridout est un album tendu, profond. Il y a de la matière et du jeu, d’une grande densité, passionnant de bout en bout. On retrouve la marque de fabrique de Fabrice Tarel : Des motifs rythmiques à foison, ces petites cassures qui font la mémoire du morceau, quelques arpèges cycliques et hypnotiques, des carrures complexes, d’un point A à B, pour aller à C, à D, méandres jalonnés de douceurs et d’inventivité, du modal tonal pour cet opus, la beauté des mélodies qui vous accrochent l’oreille et vous font fredonner, un souffle constant, une inspiration qui sort du jazz à proprement parlé et qui va vers la musique classique contemporaine occidentale ou indienne. Ici l’orchestre est d’une souplesse infinie, la connivence contrebasse batterie est complète, le piano et la trompette se rapprochent et se côtoient presque intimement. L’art de Fabrice Tarel est de produire des univers variés tout en conservant une unité de ton. Ici, l’improvisation est portée aux nues, dans une profusion jusqu’à l’extase.
L’album démarre avec la mélodie tranchante de Their prince. Le ton est donné, l’accroche est immédiate autant par la qualité du jeu du contrebassiste Cyril Billot et la liberté dans les gestes du batteur Andy Barron que par l’entente dans le son et l’implication, du pianiste Fabrice Tarel et de la trompettiste Alexandra Ridout. Ça matche. Cette dernière se place, question style, du côté des trompettistes comme Dave Douglas. Elle est intarissable, alerte, ultrasensible, dans un jeu in and out permanent. Ses graves sont chaleureux, ses aigus décapants. Fabrice Tarel lui répond par des accords en quarte, décalant l’harmonie, pour ce long solo modal, lui-même est entrainé dans un tourbillon. La tension monte jusqu’à la résolution tonale. La reprise du thème est d’un naturel bouleversant, comme un prolongement et non un prétexte, thème repris une seconde fois un ton plus haut. Où l’on se dit qu’on a à faire à un grand moment de musique.
Like our olive tree est une balade, aérienne, élaborée, rythmiquement, harmoniquement, avec des rendez-vous réguliers, d’une grande douceur au piano, d’une grande profondeur à la trompette, les deux s’épousant, se répondant. Le morceau donne une allure d’infini, s’en va dans une brume. Où l’on retient son souffle.
Demos Kratos Encore un bel exemple d’entente groupale, d’écoute et sans doute de démocratie vivante, dans un jeu rythmique, cyclique, fait de brisures, de cassures, de parties plus droites. La trompette fusionne, le piano, mélodique à souhait, se fait léger. Les deux se rejoignent pour une fin sensible. Où comment tout cela s’accorde, se complète, s’innerve au cœur de la musique.
L’Interlude est un moment privilégié, très court. Le piano, façon Debussy, Messiaen ou encore Joe Hisaishi* spatialise le temps, faisant entendre çà et là quelques tritons résonnants. Où court rime avec intensité.
There will never be another now, qui donne le nom à cet album, est un faux ami. Pas de standard, c’est même le contraire, pour ce morceau à la beauté fantomatique, d’une instabilité maximum, accords diminués sur basse atonale, avec quelques accords consonants. La longue introduction, mystérieuse et solennelle, fait place à la contrebasse qui se coule dans ce mystère messiaenique, rejoint par la trompette, magique, habitée, hantée. L’orchestre porte tout cela de mains de maîtres. Où l’inspiration de la musique indienne ressurgit avec force.
White pain Nouveau décrochement rythmique, un hoquet, qui happe. Arpèges circulaires, on est au cœur de la musique de Fabrice Tarel, de ses ressorts poétiques. Tout rebondit. Le batteur, le bassiste, le pianiste sont aux aguets. Alexandra Ridout sort le grand jeu. Prolixe, réactive, avec ses appuis hors tonalité. Fabrice Tarel renchérit, brillant, à l’aise comme jamais. Où l’on se demande jusqu’où cela va aller.
Pick your clique, ce pourrait être un morceau à la Satie, en cinq temps, à l’unisson. Sorte de bebop contrefait, ou une rencontre entre l’Amérique de Thelonious et le côté français du génial compositeur, un point de connexion entre la scène où joue Alexandra Ridout et celle où se produit Fabrice Tarel. Ce morceau est un prétexte à des soli très enlevés, la trompettiste enjouée, le pianiste enthousiaste, le batteur immergé. Où la joie est débordante et communicative.
Real things last, comme une balade pour un morceau d’adieu. Une berceuse ? Où tout se réconcilie, la basse, étendard pour la paix, la batterie associée à la chaloupe de la douceur et de la danse, la trompette et le piano, unis dans un dernier hymne fraternel et sororal.
Voilà un projet brillant qui conjugue tous les éléments d’une musique de haute intensité et d’accessibilité. Elle hypnotise, entraine l’auditeur dans des spirales fécondes en imagination, elle éclaire le temps et l’espace d’une lumière captivante, elle irradie en générosité et on sent ce corps, organique, vibrant, du groupe en symbiose. Un jazz très actuel, comme je l’aime, qui part du corps, qui met en mouvement, qui nous rend plus sensible aux charmes de la réalité, qui donne l’énergie, qui contente. Un jazz qui se passerait bien de tous ces mots. Qui ne demande qu’à s’exprimer.
Encore une fois, le choix d’une invitée a le mérite, pour Fabrice Tarel, de se confronter à la nouveauté, de quelqu’un qui charrie tout son background, dans un mélange, un partage, pour le meilleur. La réunion de ces quatre artistes constitue pour moi un cadeau dont il est difficile de passer à côté. Rendez-vous, pour les lyonnais, au Hot Club de Lyon le 12 décembre pour la sortie de l’album. J’en ai déjà des frissons.
*: Je remercie le talentueux pianiste Cédric Ricord qui passait par là quand j’écoutais Interlude et qui m’a suggéré cette référence au compositeur attitré de Hayao Miyazaki.
