Baptiste Bailly & Gwen Cahue : « Storyboard »

Baptiste Bailly & Gwen Cahue : « Storyboard »

La date de sortie d’un album est étrangère à la saison. Quoique, si on lit les critiques musicologiques du philosophe Theodor W. Adorno, le jazz, comme la plupart des musiques, est pieds et poing liés avec l’industrie culturelle. Dans sa critique, il va même jusqu’à traiter les musiciens de jazz de clowns et de bouffons, pris sous la coupe de la classe dominante. La grande question qu’il se pose dans son œuvre est l’indépendance de l’art, à la fois dénué des contingences économiques de domination, et coincé dans une dialectique entre se libérer du passé tout en y faisant référence.

Je m’imagine écouter le prochain disque de Baptiste Bailly et Gwen Cahue les pieds dans l’eau au bord d’une piscine, en sirotant un cocktail dont le nom évoque le soleil débordant de générosité pour l’homme méditatif qui a besoin de se refaire après une dure année de labeur.

Pourquoi pas, mais je dis non. J’ai du mal à traiter les œuvres à la légère. La plupart des créateurs actuels de musique jazz  n’ont pas, à ce que j’en connais, le profil de jeunes loups dynamiques, pour qui le marketing et le façonnage des goûts du public client passeraient avant leur besoin d’expression.

A la première écoute de « Storyboard », vous savez que vous avez affaire à un disque magistral. A la difficulté et la complexité des formes propres à cette musique duelle répond le plaisir du voyage et le gout du revenez- y. Il suffit de se plonger au cœur et les mélodies vous enveloppent et vous emportent dans leur tourbillon, vous caressent  et vous livrent toute la palette de leurs timbres miroitants, et avec elles l’intimité de ce dialogue plus que fécond entre deux artistes véloces et prolixes. Comment se rencontrer aussi fortement et émotionnellement ? Une écriture à quatre mains, deux cerveaux (et plus, car chacun est pluriel), de vastes propositions, un brouillon de musique, ciselé au plus près (ici c’est de l’artisanat pur, de l’orfèvrerie à l’état brut qui sculpte des diamants), un fond d’improvisation qui fait la différence, et le film, après avoir livré son intensité, sa mise en scène, bouillonnante, vit mille vies dans l’imaginaire des  auditeurs. Du déjà entendu, il y en a peut-être, du nouveau il y en a assurément. De l’inédit, à ce niveau d’énergie, indiscutablement.

Il faut du désir, à se projeter dans l’univers de l’autre, et chercher ensemble une matière qui sonne. C’est un désir non calculé, qui laisse beaucoup de place à l’écoute, à la recherche d’une définition de soi à travers son art, à l’intention, et à la façon dont les propositions qui vous sont faites vous transforment en retour. Peut-être entend-on cela dans le disque, mais jamais sous la forme de traits grossiers. Bien au contraire, c’est digéré, muri, et glisse comme un vent printanier. Ce disque c’est une respiration*.

Mettez- le sur votre platine et respirez, ce que j’ai fait tout en prenant quelques notes.(que je livre ici, brutes)

La clef des songes Ça commence comme un choro au pays d’Alice. C’est enlevé, cette course entre un piano et une guitare à corde nylon. Voile, draperie. J’aimerais parler du paysage. Quelque chose de majestueux. Ce thème a l’envergure des morceaux d’Anouar Brahem ou encore d’Avishai Cohen. Il y a là toute l’étendue du jeu des deux protagonistes, phrasé, nuances, recherche de sons, de textures.

Vignette 1 Une délicatesse pour guitare seule. Chaque note est détachée, sorte de blues mineur improvisé, en plus complexe. Tension entre le premier et le quatrième degré.

Pour Michel L’univers de Petrucciani, peut-être ? Avec une tonalité qui boucle, qui résout et qui ouvre sur d’autres tonalités, un thème qu’on aimerait fredonner sans discontinuité, un chorus partagé, de toute beauté, un peu l’univers de Noé Reine et d’Alfio Origlio. C’est un panoramique, à 360°, ça vous donne des frissons

Choro del Viernes Retour à une tonalité mineure, nostalgique, et cette course, en rythme rapide avec un pont qui apaise. Le guitariste fait penser à Nelson Veras, rapport au jeu et au son. Le thème s’en va sur la fin dans d’autres contrées, avant des chorus. Il y a un côté virtuose, du plus bel effet. C’est pleinement incarné et on sent plus que le tête à tête entre les deux, une pleine connivence, une compréhension mutuelle réussie. Tout en nuances.

La Balade Thème entrecroisé ou à l’unisson, frissonnant, des suspensions, des respirations, des arpèges comme des tapis, sur lesquels vient se poser la guitare, un papillon sur une fleur. L’inverse aussi est vrai. On entend des accents de musique contemporaine, expressive, dans le son du piano. Les deux musiciens alternent, se laissent la place, font passer la parole. Dans un même souffle.

Théâtre d’Eden Le temps s’élargit, les résonnances se font plus prégnantes, massives puis le tempo reprend, ce n’est pas un tango, j’en entends un, il y a quelque chose de l’ordre de la danse, de ce côté qui chaloupe, qui invite à faire quelques pas. Les deux instruments s’imbriquent. Finissent par fondre la mélodie et le rythme en un seul bloc.

Sept îles Voici un morceau plus percussif, des cordes de piano étouffées. Magnifique thème, déstructuré entre les deux instruments, me rappelle la musique de la pianiste Madeleine Cazenave d’inspiration orientale. Dextérité, suspension, tension, il y a là tout de la sensation du temps qui passe (même si le temps ne passe pas, n’est-ce pas monsieur Etienne Klein ?)

Henriette Encore un thème partagé, l’émotion démultipliée, devient une valse. Henriette, d’un autre âge ? Bien vivante. Variété de jeu, de la guitare et du piano. Les jeux ne sont pas faits, ils se tissent sur le fil, ça swingue, ça passe par la blue note parfois, le thème se balade du grave à l’aigu, ça fait remonter les larmes.

Vignette 2 Je reconnais le jeu de Baptiste Bailly avec son disque Suds  avec ce jeu en trille, rappelant les broderies andalouses. Et la voix, pas loin, qui vient nous faire tendre l’oreille.

Folle pensée A rapprocher de l’inspiration du trio Chacun son sud,  un fort accent de voyage, en pays imaginaire. Musiciens toujours indissociables, comme ces trois temps pour bien faire. Ritournelle, ça la grille est circulaire. Touchers exceptionnels du pianiste et du guitariste. Une fin à l’échappée, mystérieuse, ouverte

L’homme sans nom  Piano à cordes frottées, ostinato sur lequel l’harmonie change. C’est encore une course, à cent à l’heure. Ça revient au début. Des bouts de thème à l’unisson.  Complexité de la forme. Le thème avance impulsivement. Essai. Ratures. Griffures conservées. On revient à la basse de départ. Toujours se référer à la tonalité. Ça s’agite. Comme des sautillements. La folie surprend les instrumentistes. L’espace s’ouvre. De nouveaux thèmes. Puis retour au thème du début. L’homme est sans nom mais pas sans mémoire.

La désinvolte Baptiste Bailly a trouvé ici son alter égo. Magnifique thème, long. Beauté formelle, unissons et contrepoints, belle esthétique, des surprises dans tous les sens, sens de la répartie, parlant à nos sens. Jouissif.

Pension Almayer Morceau plus lent que sa version en trio, qui s’étire sur des paysages marins. De très belles harmoniques tirées de la guitare, sur un thème debussyen, un petit chef d’œuvre en soi.

 

Ce disque fait mentir un peu Adorno (dont la critique esthétique, soit dit en passant, vaut le détour, malgré cette radicalité dans le raisonnement), car il y a tous les ingrédients qui nourrissent cette authenticité dans la création : des thèmes qui puisent dans une veine classique mais qui sont magnifiés par une organisation formelle incomparable, des artistes au somment de leur art, cascadant, joueurs, profonds, étonnants, des interprétations de haute volée, tout en finesse et en nuances. A ce niveau, c’est plus qu’un bon moment passé, c’est le nirvana.

C’est la troisième fois en quelques années que j’ai la chance de chroniquer la musique de Baptiste Bailly, en solo, en trio, et maintenant en duo. C’est à chaque fois comme un goût de première fois. Là encore, l’effet de surprise est éblouissant. Courez-les écouter. (Ils seront, entre autres dates, au forum jazz(s)ra à Lyon du 29 novembre au 2 décembre 2023.

 

*D’après Marielle Macé, écrivaine et chercheuse en sciences sociales, «  ce qu’expirent les autres, c’est ce qu’on inspire et ce qui nous nourrit. » – à lire « Respire », qui sortira le 24 août aux éditions Verdier.

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