Chris Jenning’s 5 ways home « She’s the dandy »

Chris Jenning’s 5 ways home « She’s the dandy »

Vous connaissez l’art de l’auto-interview, où comment se surprendre et s’arracher à soi, dans un questionnement des plus inattendus. Le dédoublement fécond, ici autour du dernier disque de Chris Jennings, musicien, contrebassiste hors pair.

Pourquoi avoir choisi de parler de ce disque sorti en 2024, Chris Jennings’ « 5 ways home, Boys, she’s the dandy » ?

Euh, parce que j’ai rencontré Chris Jennings il y a peu dans deux contextes, avec le quartet de Titi Robin, et en duo avec Nguyên Lê. Le contrebassiste m’a impressionné par sa précision rythmique, son sens de la mélodie et sa manière de composer.

Que dirais-tu de cet opus si tu avais à la présenter rapidement (en fait on n’est pas pressé, ni tenu par un certain nombre de mots, c’est juste pour essayer de synthétiser)

C’est un disque généreux. Rien que par le nombre de morceaux, seize. Aussi par la diversité des styles réunis, par l’atmosphère chaleureuse qui se dégage à chaque écoute. C’est un disque qui ouvre sur de grands espaces, un peu à la manière de Yom ou de ces jazz men and women pour qui mélodie, silence, écoute sont essentiels.

Je ne comprends pas, c’est quoi cette histoire de grands espaces ? Tu vas pas nous faire croire que le Canada et ses vastes contrées sauvages ont une quelconque influence sur le jeu de Chris Jennings ?

Et pourquoi pas ! Toi, quand tu écris, ou quand tu composes, tout fait sens et t’inspire. Assurément, s’il était né dans un bidonville à Kinshasa, il ne créerait pas la même musique.

A propos de Yom, je vois pas le rapport.

Je pense notamment à un album, Songs for the old man, où les univers sont communs. Dans She’s the dandy, j’entends des accents de musiques traditionnelles, de jazz et aussi de pop. Une certaine façon de magnifier toute musique, avec une accroche, un ancrage dans la mélodie. En matière de musique trad, Chris Jennings en connait un rayon et apporte sa touche personnelle. Il a joué avec des papis en Algérie qui jouaient le chaâbi, mais aussi avec des gnawas marocains. Et puis, il y a eu les collaborations avec Dhafer Youssef, Tigran Hamasyan, Titi Robin, Nguyên Lê (je l’ai déjà dit). La liste commence à être longue.

Si tu disais trois mots sur sa musique ?

Tu radotes ou quoi ? Quoique je peux en dire davantage. Étonnant opus où on pourrait penser que les styles éclatés formeraient des dissonances. Que nenni ! Le quintet garde une signature, une empreinte, un même caractère Quels que soient les morceaux. Ce seraient comme des amoureux de toutes musiques dont aucune ne prend le pas sur l’autre. Je retiendrai, dans tous ces tubes qui s’enchainent et qui enchainent le mélomane que je suis, trois morceaux emblématiques :

Le premier, qui donne son nom à l’album, est construit sur un enregistrement d’une vente aux enchères dans une foire à bestiaux. La voix du courtier fait une sorte de rap, qui donne le rythme. Par-dessus s’élève le chant magnifique de Rachel Eckroth. Le groupe étincelle. Folkey est un hymne, de ceux que j’aurais aimé composer…

On ne te demande pas de parler de toi

.., ok, qui résume parfaitement le travail de ces artistes, tisseurs de mélodies, ensorceleurs …

Justement, un mot sur eux avant de donner ton troisième choix

Je dirai cinq hypersensibles et improvisateurs hors pair. Du batteur, Eric Schaefer, je retiens la fluidité, et quel son ! Le jeu du pianiste Patrick Goraguer me rappelle ces grands noms du jazz, Bojan Z, Shai Maestro. Le feeling et l’élégance. La guitare tranchante de Kalle Kalima m’émeut par ce qu’il produit d’ingéniosités. Le saxophoniste Hayden Chisholm est lui aussi un régal d’inventivité, avec son son feutré, c’est un ouvreur d’espaces. Chris Jennings surfe sur l’ensemble et est simultanément le détonateur. Tous fonctionnent comme un seul corps.

Troisième choix ?

J’aime beaucoup cette suite Tack Sa Mycket très aérienne, où cette forme de sérénité rime avec une grande complicité, entre les artistes. C’est très méditatif, je pourrais passer la série en boucle. En fait, j’aime tout dans cet album, c’est une succession de tempêtes embarquées et de calmes profonds, où l’esprit va loin dans la méditation et la transe. Pour finir par s’oublier. Décollage garanti. De temps en temps, je retrouve des ambiances particulières, comme dans le disque d’Aldo Romano « Corners ».

Alors là, je comprends encore moins.

Je ne cherche pas à faire des comparaisons, mais un thème m’en rappelle un autre, une atmosphère me plonge immédiatement dans l’univers d’un autre artiste. Tu te bâtis des références et tu fais des liens. Mais le disque de Chris Jennings deviendra, est devenu déjà une référence en soi. D’ailleurs lequel a influencé l’autre ? ça me rappelle une sorte de blague, un trait d’humour, je peux écrire ici une blague ?

Vas-y, fais-toi plaisir.

Je faisais un stage avec le pianiste René Bottlang, chouette musicien, artiste accompli, un brin impressionnant. Je ne savais pas quoi lui dire, il était difficile à approcher. A un moment donné, je me suis lancé : « Il parait que vous avez joué avec Charlie Haden ! ». Sa réponse a été cinglante : « Non, c’est lui qui a joué avec moi ! ». Fin de la discussion.

Quelques phrases pour résumer le tout ?

Tu es coriace. Voilà un disque qui ne laisse pas indifférent. C’est plus que du charme, c’est de l’essentiel, qui compte. Ça fait partie de ces artistes qui ont quelque chose à dire, dans le paysage culturel, qui ont une grande force qui nous aide à vivre. A l’instar de ces littérateurs ou littératrices, qui bâtissent autour de la réalité tout un univers de sensibilité.

Chris Jennings tient ici, avec ce quintet augmenté, une des formes les plus abouties du jazz contemporain. Il est de ceux qui ont une vision à la fois singulière et universelle. Alors, pourquoi s’en priver ! 

A écouter sans modération.

 

 

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