Coups de cœur de l’automne 2025 (4/4)

Coups de cœur de l’automne 2025 (4/4)

À vos claviers !

 Pour clôturer cette vaste sélection automnale et thématique en attendant une prochaine salve dédiée à mes plus beaux «inclassables», ce sont les claviers qui sont spécialement à l’honneur avec au menu trois pianistes et le plus emblématique de nos organistes. Gros coup de cœur pour deux compositeurs plutôt dans l’ombre mais très inspirés, avec Florian Pélissier et Cyril Benhamou qui signent deux albums vraiment remarquables, quand leur plus médiatisé collègue Laurent Coulondre propose un duo inédit et fort contrasté avec la flûtiste classico-jazz Christelle Raquillet. Sans oublier, même avec un léger retard, le bonheur qu’on a eu aussi à écouter l’hommage rendu à Eddy Louiss par son plus éminent héritier Emmanuel Bex, un florilège de titres abordés sous tous les formats avec une armada all-stars croisant les générations. A vos claviers !

Florian Pélissier Quintet « Pacifiques Biches »» (Hot Casa Records / Bigwax)

Comme sideman, on cite souvent son nom au détour d’une chronique de jazz  français, et l’on peut le voir également à l’international aux côtés d’artistes comme Iggy Pop, Guts ou Anthony Joseph. Mais depuis déjà vingt ans, Florian Pélissier drive son propre quintet «historique», fidèle et inchangé, avec lequel il n’a cessé de faire voyager son hard-bop groovy, de l’Afrique à l’Amérique du Sud, du Cap de Bonne Espérance à «Rio» comme s’intitulait tout simplement leur précédent album. Pour ce septième opus facétieusement baptisé «Pacifiques Biches», c’est un besoin de quiétude et de sérénité qui s’est fait sentir et, après un arrêt en Colombie, c’est la côte pacifique californienne que le quintet a ralliée pour se poser face à l’immensité paisible de l’océan, espace infini et aire méditative propice à la spiritualité comme à la recherche de nouveaux sons.

Croisant le Fender Rhodes du leader à la trompette de Yoann Loustalot, la virgule d’intro The Weed préfigure le Carnaval de Barranquilla (Colombie) qui étire sur sept minutes son swing joyeux, porté par les percussions du drummer David Georgelet et où vient chantonner le sax de Christophe Panzani.

Parmi les voix en featuring, c’est d’abord Archie Shepp qu’on entend en talk-over sur Archie et John où, après une intro digne d’un Robert Glasper, un entêtant tempo s’installe avec un ostinato de Yoni Zelnik à la contrebasse. Planant, le piano suspendu  se fond dans les volutes soufflées par l’harmonica de Grégoire Maret en feat. Batterie et contrebasse toujours résonante martèlent le beat groovy de l’excellent The Movie Critic où le pianiste parsème ses notes entre quelques griffes de cuivres. Avec un sax miaulant, La Naissance de la Comédie est plus atmosphérique, et la tournerie répétitive du Rhodes est bien d’obédience électro-jazz.

Après une longue ouverture entre jeu de cymbales et trompette évanescente, Wonderful World Leaders sonne nettement plus orchestral, à mi-chemin entre classique, musicals et big-band. Un titre offrant un beau solo de contrebasse qui va ouvrir la voie au sax, et dont la mélodie chantante va développer son swing tout en douceur sur six minutes.

Et puis les voilà ces Pacifiques Biches, qu’on aime dès les premiers sons, entre ambient contemplatif et jazz crépusculaire. Comme scotché dans la zénitude, face au bien nommé océan Pacifique qui se pare de couleurs incroyables à cet instant où, quand on observe l’horizon qui engloutit la boule de feu du soleil, ne filtrent plus que des teintes rougeoyantes, de l’orange au violet.

Passé le court Only Fan où derrière le ressac d’une vague synthétique appuyée on entend en insert un extrait live d’Iggy Pop sur la BBC, c’est la voix tout aussi inattendue de Djeuh Djoah -si reconnaissable d’emblée- qui surgit (ici sans son binôme Lieutenant Nicholson) sur la pépite Où c’est? Qui sait?, chanson bien troussée où la douceur de son flegme colle parfaitement au groove tranquille de cette ballade aérienne sur fond de bugle.

Au final, Jazz Myst reprend le thème de Pacifique Biches en version plus solennelle et assombrie, juste avant que le doux soleil qui a illuminé ce très bel album ne disparaisse. Bonne nuit, c’est sûr…

Cyril Benhamou « H.O.T » (Heart of Town) (Binaural Prod. / Absilone)

Autre grand pianiste (mais aussi flûtiste) encore plus discret -même si on a pu l’entendre aux côtés de saxophonistes qu’on aime beaucoup comme Raphaël Imbert ou Julien Daïan-, le compositeur Cyril Benhamou sort, après «Three in a Box» (2015) puis «Red Alert» (2022), son premier album en trio, et quel trio !

Intitulé H.O.T pour « Heart in the Town », il y exprime l’étendue de son talent multi-facettes dans des compos hybrides et riches en textures, bien variées et toujours lumineuses, où le jazz se marie au groove des musiques actuelles.

Le très enlevé Irish Dance et son tempo rapide avec Jérôme Mouriez à la batterie ouvre le programme avant que les sonorités planantes du violoncelle de l’ami Guillaume Latil en invité nous emmènent ailleurs (un peu comme les cordes chez Duplessy) sur Estie’s Dream, tout empreint d’une mélancolie profonde avec la basse de Pascal Blanc qui règle le pas lent d’une marche.

Si le titre du premier single Hip-Hop des Kids peut interroger, on se laisse vite prendre par le tempo affirmé et la mélodie accrocheuse de ce morceau qui groove sous les doigtés conjoints du pianiste et du bassiste. Avec un thème plus lyrique, le long Abuelas s’inspire quant à lui de l’univers sud-américain tout en étant pleinement dans l’esprit du trio de jazz contemporain, avec un bassiste qui creuse le sillon et fait chanter son manche.

Autre pépite et second single, Song for Avi offre encore un bien joli thème de latin-jazz proche de la salsa et plein de tendresse où, sur un beat impeccable croisant le jeu nerveux du batteur au son rond et chaleureux de la basse, le pianiste se lâche dans une échappée très onirique.

Mais la plus étincelante des pépites est sans doute White Keys, une superbe compo écrite par Chilly Gonzalès et porteuse d’un souffle vivifiant. Un thème digne d’un générique de B.O avec toujours cette ligne de basse appuyée, bien qu’un peu trop court à notre goût (trois minutes) tant on aurait voulu que l’énergie porteuse qui s’en dégage pousse encore et encore l’envol vers les sommets.

Selon le principe de l’alternance, on revient aux rythmes sud-américains avec l’explicite Tu Tango, danse sensuelle où le trio affirme son art mélodique, avant que le dénommé Opening referme paradoxalement ce superbe album, captivant voyage riche en expressivité et en émotions diverses. Une dernière mélodie délicate qui nous berce dans une chaleur humaine très positive. Opening, comme pour rester ouverts, et bien vivants !

Laurent Coulondre & Christelle Raquillet « Shifting Lights » (New World Production / L’Autre Distribution)

Contrairement peut-être à ses deux collègues précités, lui n’a plus besoin d’être présenté tant il occupe depuis plusieurs années le haut du panier de la scène jazz française. Sideman premium mais aussi compositeur fort de deux Victoires (Artiste et révélation jazz en 2016 et 2020), le prolifique Laurent Coulondre capable de sortir deux albums la même année -d’abord son solo «Trip in Marseille» puis avec un line-up all-stars la «Meva Festa» sur laquelle il nous a laissé il y a deux ans  -, est revenu cet été pour cette fois un duo inédit avec la flûtiste Christelle Raquillet. La Normande diplômée du CNSM de Paris et du Pôle Sup 93 en flûte traversière classique et jazz -deux styles entre lesquels elle voyage avec aisance, en passant par l’impro libre ou la pop- émerge en effet sur la scène jazz d’ici comme à l’international.

Leur «Shifting Lights» acoustique va donc à l’essentiel en matière d’expressivité, dans l’alternance de compos dansantes et d’autres nettement plus intimistes. Des couleurs mouvantes au gré des changements de lumière (shifting lights), ensoleillées et radieuses pour celles amenées par Laurent, toutes imprégnées du Brésil, contrastant avec celles bien assombries et plus méditatives de Christelle. Du chaleureux soleil d’après-midi à la calme lueur d’une bougie un soir d’hiver, les heures de la journée s’égrènent au fil de ces onze plages pour cinquante minutes de voyage.

Le pianiste a ainsi composé Pequeno Camarao qui déroule sur six minutes sa séduisante mélodie au parfum brésilien. La flûte y dessine un très joli mouvement, restant très chantante pour Sun is the Key plutôt dans l’esprit du classique. Brazilian for Two reste enjoué et, après un bref Interludi Al Nit planant par son ostinato, Chorinino reprend de plus belle avec deux virtuoses qui rivalisent ici de notes et de vivacité.

A l’inverse, la flûtiste a signé le très calme Sandwish, puis le plus oriental Le Train dure longtemps où elle vocalise, ainsi que le titre éponyme en clôture, contemplatif et sombre pour ne pas dire plombant. Une fausse clôture d’ailleurs, puisqu’un bonus track caché surgit du silence pour près de quatre minutes supplémentaires, dans l’esprit brésilien de Sun is the Key.

Outre ces compos respectives, on notera un très inattendu  Ziggy Spain, double reprise que cet étonnant mix du Ziggy de Michel Berger pour Starmania avec le fameux Spain de Chick Corea. Deux grands mélodistes et deux thèmes aussi connus qu’ils sont différents, pourtant parfaitement mariés ici par l’inspiration magique du pianiste qui relève avec brio ce défi rythmique. Et tandis que c’est Laura Dausse qui a composé la bossa  In the Middle of the Night, le plus triste Olha Maria est une reprise de Chico Buarque. Mais on reste au Brésil !

Emmanuel Bex « Eddy m’a dit » ( Peewee! / Socadisc/ Believe)

Normand lui aussi, Emmanuel Bex a rejoint en 1978 la bande de Bernard Lubat à Uzeste. C’est ici qu’il se fait sidérer par la présence d’Eddy Louiss et son légendaire orgue Hammond B3. «Eddy m’a dit des choses tendres, colorées, festives. Ce musicien m’a transmis un désir, une envie, l’idée que le jazz est universel, baroque, animal. L’idée que l’orgue pouvait être un vecteur particulier et sensible. C’est à moi aujourd’hui de le transmettre» explique celui qui au fil du temps est devenu à son tour un musicien majuscule aux côtés des plus grandes figures tutélaires du jazz made in France (les Petrucciani, Lagrène, Lockwood, Galliano, Ponty, Escoudé, Portal, Solal, Lubat… et Louiss, excusez du peu!).

Alors qu’on s’apprête à célébrer les dix ans de la disparition du géant Eddy Louiss, Emmanuel Bex est de toute évidence le plus légitime à proposer une relecture-hommage de son répertoire, et ce «Eddy m’a dit» (paru au printemps mais qu’on avait gardé au chaud) en reflète toutes les couleurs, en cherchant à en approcher la quintessence. Sous la houlette de son producteur Vincent Mahey, le digne héritier d’Eddy a pour ce faire convoqué une équipe all-stars de plusieurs générations, et le résultat est vraiment à la hauteur de l’enjeu.

Dum Dum-Our Kind of Sabi entame la galette en réunissant deux compos immortalisées en leur temps par Stan Getz sur son album Dinasty. Emmanuel y joue en trio avec son fils Tristan Bex à la batterie et l’excellent guitariste Antonin Fresson à la guitare évidemment proche d’un Getz. Pas de doute avec ces jeunes talents, la relève est bien assurée !

Très orchestral par son armada, Les Eléphants se pare de deux sections cuivrées barrissantes, la Grande Soufflerie et la Fanfare du Carreau, avec en soliste le puissant tromboniste Fidel Fourneyron. Un titre qui groove à merveille sous la rythmique de deux Antillais de premier plan avec Arnaud Dolmen aux drums et Michel Alibo à la basse, rapprochant ce thème afro porté également par les percussions d’Arnold Moueza, des embardées du grand bidouilleur de claviers Joe Zawinul.

On reconnaîtra le thème de Eddy livré de nouveau en trio, avec cette fois Simon Goubert à la batterie et le violon alangui de Dominique Pifarely au lyrisme tout lockwoodien, puis celui de Colchiques dans les Prés, cette chanson de notre enfance que le même trio emmène loin, entre la rythmique développée par la batterie et l’orgue et sur laquelle vient bourdonner tel un insecte le violon. Autre mélodie qui nous est connue, La Biguine composée par Pierre Louiss est présentée en solo par l’organiste, avant de retrouve le trio d’intro pour une très belle compo, ce Blues for Eddy au tempo slowly usant d’un vocoder et entaillée par les riffs de guitare d’ Antonin Fresson qui  lâche sur ce blues planant un superbe solo aux résonances hendrixiennes.

La tribu complète est de retour pour créer une ambiance digne des fanfares et autres big-bands louisianais pour le joyeux et festif Come on DH, un titre assez long entre trad’ et modernité actuelle, avec notamment les loops electro de Phil Reptil.

Curieusement, ni Dolmen ni Alibo ne sont présents sur Caraïbes avec son  thème charmeur où l’on apprécie encore parmi le quintet d’exécutants, la guitare cette fois folk d’Antonin Fresson avec sa tournerie d’arpèges en finger picking. Un musicien qui joue par ailleurs la E bass en traçant une ligne groovy plus dansante sur Romance, autre pépite où Bex utilise également un Fender Rhodes et vocalise au vocoder, tandis que David «Catman» Taïeb fait des inserts electro aux platines.

On aime aussi beaucoup le titre éponyme Eddy m’a dit joué en duo par Bex et son compère uzestien André Minvielle (chant et percussions), le «vocalchimiste» improvisateur qui parle de «musique ovale» à propos de ce titre qui a la sensualité de la biguine et, dans son style et phrasé, quelque chose aussi de leur ami Nougaro.

Enfin, clôturant ce programme de plus d’une heure (chose devenue assez rare sur disque aujourd’hui), L’Espanol mêle sonorités numériques et analogiques dont le propre vocoder d’Eddy prêté par son fils Pierre, comme d’ailleurs pour le merveilleux Blues for Eddy. Une reprise qui bénéficie des apports enregistrés de Fred Fresson et de Vincent Mahey pour l’électronique. Grand disque !

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