
Coups de cœur de saison(s)
Parus cet été ou sortant en ce moment de rentrée automnale toujours aussi foisonnante, de nombreux albums vraiment séduisants ont retenu mon attention dans des genres bien contrastés, preuve qu’il y en a pour tous les goûts et de toutes les couleurs. On entame cette grande sélection très éclectique par nos premiers coups de cœur sans frontières (Suisse, Afrique du Sud et Pays-Bas, Syrie, Levant…) même si, on le verra au fil des chroniques à venir d’ici fin octobre, le made in France dans sa vaste inventivité est très brillamment représenté.
MOHS «Baïne» (BMM Records / Believe / The Pusher Distribution)
Sur chaque disque comme en concert, on a toujours salué dans ces colonnes la présence efficace et remarquable du trompettiste suisse Zacharie Ksyk dans le quintet du saxophoniste Léon Phal dont il est le double souffleur. A l’instar de leur claviériste Gauthier Toux (avec son propre quartet ou aujourd’hui avec Photons), Zacharie mène en parallèle une autre aventure avec Mohs, lancé en 2019 avec le guitariste Erwan Valazza, et dont la rythmique est assurée par le bassiste Gaspard Colin et le batteur Nathan Vandenbulcke.
Enregistré à Genève et sorti en juin dernier, leur troisième album «Baïne», voulu plus instinctif et organique dans l’esprit du live, est l’une des pépites qui nous aura beaucoup séduit cet été, avec son jazz très actuel, mélodique et climatique, ciselant des paysages sonores intenses et très stylisés.
Dès l’intro, on se laisse aspirer par le reflux de cette bien nommée Baïne aux vaguelettes électro où le souffle «exoticonirique» s’offre sur un alerte drumming jungle beat. Une trompette toujours bien mélodieuse sur Stuck in Lagos qui révèle tout le délié cristallin d’un guitariste qui assure aussi les lourdes parties synthés.
Entamé dans une coolitude hédoniste, Lovin’ U glisse subrepticement vers un beat plus funky tracé par la basse, préfigurant l’electro groove de La Majordome avec son thème qui imprime d’emblée et sonnant, comme encore Candy Butscher qui suit, bien dans l’esprit de Léon Phal ou d’Emile Londonien, deux groupes cousins copains.
On adore aussi la rythmique et le son dub de Sur la Dune, habillé de touches de guitare sous effets dérivant vers l’electro-rock, et d’une trompette évanescente qui va clairement rappeler un Niels Peter Molvaer sur la tech’ répétitive de L’Eveil et ses séquences de synthé basse . S’il est le moins heureux de la galette,il s’en sort plutôt bien dans sa transe finale.
Mais on lui préférera nettement les deux plages suivantes, le bien nommé Reverse Life, d’abord planant avec toujours un beau travail de guitare, mais d’où surgit un gimmick de rock cuivré qui tue, où la trompette est à situer cette fois quelque part entre un Ludovic Louis sous les sunlights de L.A. et l’exubérance rock-star d’un Maalouf en live. Puis PineApple et son groove tranquille avec un joli son de guitare jazz, avant là encore un changement de braquet plus funky façon Léon Phal.
Superbe encore pour finir, le thème de Louisiana est sans doute un hymne aux fanfares New Orleans, où se croisent patte de velours sur la basse, souffle éperdu de trompette et guitare nerveuse. Jusqu’au bout, un album captivant et jubilatoire !
TUTU PUOANE & METROPOLE ORKEST «Wrapped in Rythm, vol.II» (Soul Factory / L’Autre Distribution)
Nous sommes passés à côté, l’an dernier, du volume 1 de ce diptyque «Wrapped in Rythm» produit par Larry Klein (Joni Mitchell, Tracy Chapman, Herbie Hancock…) qui a pourtant raflé partout les plus grands Prix. On se rattrape aujourd’hui en découvrant avec énormément de bonheur ce volume 2 de la chanteuse venue d’un township de Prétoria (Afrique du Sud) Tutu Puoane, installée depuis vingt ans en Belgique, et qui s’est consacrée à mettre en chansons le recueil de poésie Ina Ribbon of Rythm de sa compatriote Lebo Mashile avec laquelle elle partage pleinement le même univers émotionnel et engagé. Pour ce second acte, la charismatique artiste -qui évolue aussi au théâtre et dans la danse- déjà remarquée en Europe pour son projet sur Joni Mitchell en 2016 et habituée à collaborer avec des phalanges sympho-jazz (notamment le Brussels Jazz Orchestra), a fait appel ici au grand orchestre néerlandais Metropole Orkest et sa cinquantaine de pupitres dirigés par le portugo-américain Jacomo Bairos. Et il faut bien dire que ces musiques à la croisée des chemins du jazz africain, de la soul et du songwriting d’outre-Atlantique, nous ont vraiment ébloui !
Le long Dawn d’ouverture sur son tapis de cordes nous fait pénétrer dans cette féerie orchestrale, avant que les cuivres fassent basculer Elasticity vers le jazz-groove et la soul symphonique, soutenus par la rythmique impecc’ du trio Ewout Pierreux à la basse (qui a co-écrit et coproduit ces titres), l’excellent Peter Tiehuis à la guitare, et notre illustre Dré Pallemaerts aux drums. Un superbe titre dont le refrain a tout d’un hit, avec en feat. la voix en spoken word de Shariff Simmons.
Les pépites s’enchaînent avec Open your Eyes sur plus de six minutes, dévoilant avec grâce la voix claire et douce de la chanteuse aux belles nuances, et dont la puissance étincelle dans la montée en intensité de cette soul symphonisée.
Passée la ballade de Pretty Black Girls, la vocaliste suit la voie orchestrale très jazzy de Song for Kedi scattant en dialogue avec la trompette, tandis que Stories, tout aussi développé (7mn) met en avant le sax ténor de Buddy Wells parmi cette armada très cuivrée rappelant la patte des orchestres de Sinatra ou Ray Charles. Tout en plaçant Tutu Puoane au niveau des plus grandes divas US du soul-jazz et des musicals, puisqu’au fil de ce luxuriant album, on pensera tour à tour à Roberta Flack, Myriam Makeba, souvent Tracy Chapman, Nina Simone ou parfois Dee Dee Bridgewater. Cela s’entend toujours sur le magnifique When we Love, dans la plénitude d’un jazz-groove qui swingue et là encore monte en intensité, avec un superbe solo très west-coast du guitariste Peter Tiehuis. Avant de conclure sur le plus court I Found My Self In A Poem, récité par Lebo Mashile elle-même, sur un émouvant lit de cordes, comme cela avait commencé, et qui nous laisse profondément touché.
Un disque somptueux et indispensable!
RABBATH ELECTRIC ORCHESTRA «Amall» (Heavenly Sweetness / IDOL / L’Autre Distribution)
D’aucuns se souviennent sans doute du contrebassiste François Rabbath, également compositeur et arrangeur qui, dès les sixties, a laissé son empreinte sur les disques de Piaf, Aznavour, Barbara ou Paco Ibanez, mais aussi créé une méthode novatrice pour les apprenants de cet instrument.
Ayant depuis passé sa vie à voyager de par le monde avec son fils Sylvain Rabbath qui a fini par se mettre au piano, ces bourlingueurs main dans la main se sont servis des paysages vus et des ambiances collectées au gré des continents, pays, villes traversées, pour composer « Amall », nouvel album du Rabbath Electric Orchestra.
Nées de ces pérégrinations, ces neuf plages ont trouvé leur coloration définitive en studio, peaufinées par un casting all-stars d’invités comme les guitares de Keziah Jones et Matthieu Chedid, le piano de Laurent de Wilde, le sax de Raphaël Imbert et les percussions de Minino Garay, sans parler de Victor Wooten -excusez du peu- parmi les quelque six bassistes présents (!), autant de grosses pointures à rajouter aux sections cuivres, cordes et percussions du REO, soit pas moins de vingt-quatre musiciens !
On parlait de luxuriance pour l’album de Tutu Puolane, c’est la même opulence racée qui nous saisi au gré d’ « Amall », sublimé par la dimension des orchestrations jazz-soul et par la richesse des arrangements jaillissant de chaque section. La contrebasse jouée à l’archet dans les notes hautes du manche, expressive et nerveuse, mélancolique et mélodieuse, sert de guide sur ce chemin qui court de Seville à Minneapolis, reliant au passage sa Syrie natale à la France, et réduisant la distance entre l’Amérique du Sud et l’Europe.
Sevillana qui ouvre la route de ce road-trip sur plus de six minutes donne toute la splendeur du jazz-rock symphonique, avec une basse de Wooten qu’on pourrait confondre avec Stanley Clarke, et un solo de Fender Rhodes signé de Wilde. Les cordes orientalisent 66 Grand Street, tandis que la ligne de basse et le piano font groover Samares. Le tempo se fait plus lourd pour évoquer l’Espoir, entre volutes de Fender Rhodes et violon. Instrument qui emmène Atoun vers les musiques du monde, avec la touche «symphorientale» et lyrique des cordes.
Comme sur Samares, on retrouve Raphaël Imbert (clarinette basse) et Minino Garay sur Twin City, une pépite au groove léger, frais et joyeux, avec le violoncelle raffiné de Raphaël Moraly qui apporte quant à lui la touche mélancolique et romantico-classique sur Samir. Des cordes porteuses d’onirisme pour Camomille ou Mathieu Chedid vient faire parler son manche en solo, avant que ce soit Keziah Jones et sa wah-wah qui sont conviés à clore le voyage avec Creation, autre jazz-rock sympho et orientalisant plus speed, avec un Fender Rhodes qui prend le son d’un Hammond B3, avant un développement psyché seventies de la guitare sous effets. Sacré album !
BIJAN CHEMIRANI- REDI HASA – RAMI KHALIFE «L’Antidote» (Ponderosa Music Record / Believe / PIAS)
La beauté sauvera-t-elle le monde? On se permet malheureusement d’en douter, même si trois musiciens d’exception ont fait le pari de cette utopie pour apporter avec leur «Antidote» une forme de remède sonore à notre époque en tous points empoisonnée.
Après une première rencontre en Toscane, tandis que la pandémie de Covid pétrifiait le monde, l’Iranien Bijan Chemirani, maître du zarb, du daf et des percussions persanes (calebasse, saz lafta), le violoncelliste albanais Redi Hasa (Ludovico Einaudi, Robert Plant…) et le grand pianiste libanais Rami Khalifé, tous portés sur l’improvisation et l’expérimentation, se sont de nouveau réunis l’automne dernier sous le soleil italien, dans un studio des Pouilles cette fois pour enregistrer ce répertoire instrumental d’une absolue finesse, tressant des paysages poétiques et sensibles dans l’espoir de procurer à l’auditeur un effet thérapeutique apaisant et universel, puisque la musique a ce fameux pouvoir de tout transcender.
Ainsi marqués par la beauté et la lumière divine d’un environnement de vignes entre terre, ciel et mer, propice au rêve et à la contemplation, le trio qui ici se passe de partitions, se laisse pénétrer par l’essence première des musiques méditatives, sur des titres en clair-obscur aux délicates mélodies levantines. Comme dès l’intro avec l’obsédant Pomegranate, puis sur The Orchard, répétitif et plus sombre, avec une intense montée des cordes. Puis encore sur les neuf minutes de Shadows of Flowers on my Wall qui peut tout à fait rappeler les longues plages atmosphériques d’un Einaudi, forcément. Une épure propice à la contemplation et au recueillement, mais qui n’exclut pas qu’en parallèle, une bonne transe peut aussi permettre de se libérer des énergies négatives, en faisant «suer le venin» par la danse. Par exemple sur le up-tempo de Na Na Na où voix et percus font penser aux tablas de Trilok Gurtu, ou s’emballant, entre cordes entraînantes et piano enjoué, sur le très percussif Dates, figs and nuts où la fièvre des musiques électro flirte avec la liesse légendaire émanant des Balkans.
Avant de s’achever avec L’Aube qui passe sur les notes mélancoliques du violoncelle, le trio sans frontières, mais en pleine fraternité pacifiste, nous aura offert une large gamme d’émotions, et de bonnes vibrations, malgré parfois le côté assombri de certaines plages, à l’image de Desert Plant. Qu’importe, la beauté recherchée est bien là tout du long, et cet Antidote offrira à qui veut bien se l’administrer, au moins une petite parenthèse pour échapper un instant à la laideur déprimante dont se pare inexorablement le monde.