La Sélection World /Groove/ Electro/ Hybrid Jazz du Printemps. Avril 2024

La Sélection World /Groove/ Electro/ Hybrid Jazz du Printemps.  Avril 2024

Pâques au tison (1/3)

Riche moisson de printemps sur le créneau des musiques sans frontières avec, pour entamer cette première sélection, deux producteurs et faiseurs de sons electro-world, les nomades Izem et Kiledjian qui sortent chacun un album sous leur seul nom, mais garni l’un et l’autre de diverses voix du monde invitées en feat. Dans un genre plus classique mais terriblement efficace avec ses élégants True Tones, on groove aussi sur le R&B soul-gospel de la diva Michelle David, quant les Parisiens de Monsieur Mâlâ nous embarquent dans un prolifique conte musical urbain où s’entrechoquent jazz-rock, funk,musiques afro-caribéennes et electro. Tous au charbon pour des Pâques au tison !

IZEM «In Ze early morning» (Elis Records / Alter K/ Bigwax Distribution)

Nous avions bien craqué sur l’EP «Yemamaya» en 2022, chopé par le groove irrésistible et la patte tubesque du duo formé par le producteur globe-trotter français Izem avec le Brésilien Luizga. Après une décennie à explorer partout les liens entre cultures, musiques et technologies, de l’Espagne au Brésil, de l’Argentine à l’Irlande avant de se poser longuement à Lisbonne, l’éternel nomade a depuis jeté ses valises près des rivages montpellierains d’où il continue à creuser ses expériences sonores pour façonner une musique hybride, toujours entre influences afro-brésiliennes et funk electro. Sans Luizga cette fois, mais entouré de nombreux artistes amis et amies qui ont jalonné son parcours planétaire et se succèdent dans ce «In Ze early morning», fusionnant leurs esthétiques dans des chansons créées à partir de boucles initiales que chaque invité va développer. Au total, neuf titres bien calibrés enregistrés sur la route et finalisés par Izem avec une section cuivres aux influences afro-latines et ethio-jazz arrangée par Daniel Moreau (Etioda), lequel parsème également des phrases de Fender Rhodes sur ce projet auquel il apporte la saveur jazzy.
6 AM en ouverture se pare en effet de cuivres afro-beat sur un tempo répétitif un brin feignant, avant que Flavia Coelho révèle une voix rauque sur le rap dansant de Sua Pele emporté par les percussions. Autre complice brésilien convoqué, on retrouve le charmeur Luca Santtana sur le texte engagé de Maria Antonieta, cool ballade en voix mêlées sur un beat temporisé de reggae-dub et saupoudré de saveurs orientales. La Colombienne Jimena Angel prend le relais pour joindre sa voix hypnotique et envoûtante à celle d’Izem sur le doucereux A Veces, avant que basse et cuivres marquent le groove, entre reggae et rythme afro.
Plus étrange par les sons synthétiques et le traitement electro de la voix, c’est toujours dans une douceur planante que poursuit No Lo Bosco avec en feat. Clara Serra Lopez. Parmi les pépites de ce LP déjà disponible depuis fin novembre et qu’on avait gardé sous le coude, Ochün développe une patte electro-world enivrante entre beat répétitif et quelques notes ambient de Fender Rhodes à la reverb’ saturée. Toujours dans la veine electro-world mais en mode slowly cette fois avec des cuivres feutrés, c’est le Cap Verdien Dino D’Santiago qui distille sa sensibilité émouvante sur Lêba matiné d’ethio-jazz. Une touche plus mystique encore dans le deep profond d’ A Muhive avec la voix de Milton Gulli ourlée d’une ligne de basse, quelque résonances de peaux et la mélodie portée par le piano réverbérant. Encore une belle contribution vocale avant que ce riche album -qui imprime peu à peu au fil des écoutes – s’achève comme il a débuté, par l’ instrumental 10 PM, electro-groove aux boucles répétitives très ambient.

KILEDJIAN «The Otium Mixtape» (Underdog Records / Bigwax Distribution)

Autre producteur plus proche de nous, étant une figure incontournable de la scène régionale de Lyon à Saint-Etienne, le multi-instrumentiste franco-arménien David Kiledjian déploie sa créativité depuis de nombreuses années à travers divers projets, de Fowatile à HILA en passant par le plus récent et très remarqué Dowdelin. Réputé pour sa maîtrise technique, ce saxophoniste et pianiste est également le réalisateur des albums de Tigran Hamasyan et de la formation malienne BKO, tout en collaboration avec des artistes comme Vaudou Game, Piers Faccini ou Matthieu Boogaerts.
Avec «The Otium Mixtape», il vient de signer son premier album sous son simple patronyme, dont l’intitulé fait référence à l’oisiveté créative et studieuse défendue comme art de vivre dans la Rome antique.Une glorification du temps libre qui invite à lever le pied, philosophie aux antipodes des injonctions actuelles assénées par le macronisme atalien ! Une idée en fil conducteur de ces dix plages où se dessinent des ponts entre langues et folklores du monde, jazz et hip-hop, à l’avant garde des musiques électroniques.
Un projet très personnel mais où, à l’instar d’Izem, le compositeur joue collectif en s’entourant de divers invités de choix pour tenir le micro.
Après Father Sky (Meditation) en intro colorée d’une touche symphonique, c’est le chant incantatoire de Sako Wana qui marque Shaadü non sans rappeler Salif Keita. Un chant toujours afro-tribal que l’on retrouve pour 2600, electro-groove afro qui, entre Fender Rhodes et synthé basse, prend peu à peu du nerf assené comme du hip-hop. Cindy Pooch appose quant à elle la douceur de son feeling nu-soul sur la ballade nocturne de Nioloti (La Nuit) au rythme d’une caisse claire très en avant. On reste dans un flow cool avec le drôle de rythme comme au ralenti de Silver Cab qui s’enchaîne tout naturellement avec Dio, nu-soul afro portée cette fois par la voix charmeuse de Celia Wa, sur ce titre qui a la légèreté d’une goutte d’eau, entre groove nonchalant et boucles entêtantes. Une nonchalance affirmée par le beat de Promesses et son groove feutré, entre piano jazzy et chant délicat de David ici en français.
Mais assurément LA pépite absolue qui nous aura vraiment chaviré sur cet album reste l’hyper sensuel Jalouse, sublime déclaration d’amour où le chant de Macha Gharibian nous fout les frissons. Un titre planant strié de guitare sur un tempo lascif et sexy sur lequel il est bien difficile de ne pas fondre en pâmoison. Enfin, si malgré la douceur persistante des voix mêlées Tonight croise le son du jazz-funk des 70’s à du broken-beat et un synthé basse plus technoïde, c’est bien toujours sur une impression d’apesanteur, un sentiment de légèreté que se clôture l’opus sur la virgule finale de Post Trama, entre boucles de Fender Rhodes saturé de reverb’ et beat brinquebalant,
ultime parenthèse apaisante pour nous abandonner à une totale plénitude.

MICHELLE DAVID & The TRUE TONES «Brothers and Sisters» (Record Kicks)

Née en 1966 en Caroline du Nord, Michelle David a baigné dans le gospel dès l’âge de quatre ans en chantant en famille dans les églises de New-York. Mais c’est en 1992 que cette artiste solaire fut révélée en faisant le tour du monde avec la comédie musicale de Broadway « Mama,I want to sing ». Revenue en Hollande en 1994 avec le spectacle « Sound of Motown », elle s’y installera pour lancer son quatuor Michelle David & the True Tones avec les musiciens bataves Paul Willemsen (guitare, basse, orgue, choeurs), Onno Smit (guitare et choeurs) et le batteur-percussionniste Bas Bouma, une formation initiale qui se fait septet avec la participation additionnelle d’une section cuivres.
C’est cette imparable formule hautement énergétique que l’on retrouve sur leur dernier et irrésistible album «Brothers and Sisters» qui paraît ces jours-ci sur le label milanais Record Kicks spécialiste du groove, où celle qui a également travaillé avec Diana Ross et Michaël Bolton ressuscite magistralement la mémoire collective de la musique afro-américaine. Douze titres balayant l’héritage de la black-music des années 60-70 avec une fraîcheur très actuelle. Une soul teintée de gospel, du R&B cuivré et nimbé de funk que n’aurait pas renié James Brown, le tout livré quant à la forme avec un son authentique rappelant l’époque du mythique label Stax, et sur le fond des messages d’amour, de fraternité et d’espoir, tout ce que la diva défend depuis son tout premier groupe justement nommé The Mission of Love.
Brothers & Sisters titre éponyme en ouverture offre une soul cuivrée rythmée par la guitare sur un tempo speed, non sans faire beaucoup penser au mythique Move on up de Curtis Mayfield. On reste dans le moove et l’entrain soul-funk avec That is You qui suit, avant de virer à l’infernal pour If you don’t try avec un chant typiquement brownien, cris façon Jaaaames en prime, sur cette chanson speed dont le refrain sonne bien seventies. Avec le court More Grace, plus grave et profond, c’est plus la facette gospel de Michelle qui resplendit, avant de filer à l’instar de Miracles ou de Cold cold world, vers un R&B où un tambourin et sa touche country donne envie de taper des mains. Bien sûr quelques belles ballades lascives apaisent ça et là cette frénésie rythmique, comme Karma, sur Little Girl où la chanteuse fait montre d’une belle palette de nuances, ou encore sur le très cool Sweet Spirit juste avant de clore l’opus par P.U.S.H., R&B sous haute tension et délibérément plus rock.
Un album qui ne peut que donner envie de découvrir cette grand dame et ses classieux True Tones sur scène, sachant que c’est bien toujours en live que ce type de répertoire délivre sa quintessence. Désir exaucé puisque l’on sait déjà -et c’est un scoop!- qu’ils seront l’une des attractions du quarante sixième Rhino Jazz(s) Festival en octobre prochain (le 11, au Quarto d’Unieux).

MONSIEUR MALA «Monsieur Mâlâ» (Art District Music / Bridge the Cap / Idol)

Après deux EP, voilà le premier «vrai» album pour ce quintet de jeunes parisiens (finaliste du Tremplin Rezzo Jazz à Vienne en 2022) à l’amitié et à la complicité anciennes, tous leaders ou sidemen reconnus dans la sphère du jazz au sens large. Pianiste-claviériste d’origine sicilienne, Nicholas Vella a accompagné Paco Sery et les deux voix d’Ibeyi, mais sa première scène fut au Baiser Salé déjà avec Swaéli Mbappé converti à la basse dans le sillage de son illustre père Etienne, après être passé par le sax et la batterie. On a pu l’entendre notamment avec Blick Bassy, Mamani Keita ou Cheick Tidiane Seck. C’est toujours lors des bœufs dans l’antre de la rue des Lombards que la connexion s’est faite avec le batteur Yoann Danier venu au jazz après avoir été bercé par les musiques antillaises de Guadeloupe. Une conversion qu’a faite aussi Robin Autunes (violon, mandoline), pote de Conservatoire destiné au classique mais qui a choisi plutôt les jams nocturnes avec ses compères et qui a entre autres signé des arrangements de cordes pour Jane Birkin ou Grand Corps Malade. Quant au multi-souffleur Balthazar Naturel (sax, cor anglais, clarinette, flûte), il a joué avec son père dans le big band du salsero Tito Puentes et anime par ailleurs son propre trio de free jazz.

Un quintet pointu et aux influences cosmopolites qui touille une décoction de funk, de jazz-rock et de musiques afros-caribéennes, tout en instillant des sons électroniques dans cet opus en forme de conte musical urbain qui nous raconte des histoires, bien qu’il soit essentiellement instrumental.
Et ça démarre très fort justement avec Storyteller sur plus de sept minutes, jazz-rock nimbé d’afro et au groove fluide porté par la belle et grosse basse de Swaéli sur une frappe hyper timbrée de Yoann. Une marque de fabrique que l’on retrouvera au gré des titres, d’Al Fayhaa et son ambiance mi-orientale mi-afro, au dansant et festif Fly Fly en hommage à Gilberto Gil, plus afro-caribéen et qui groove d’emblée, en passant par Ai de Mim magnifique ballade teintée elle aussi du Brésil et qui fait appel en feat. à la voix angélique d’ Eu.Clides. Une belle pépite, comme encore Little Ones, ballade sur un rythme de makossa camerounais et qui donne la sensation d’une fête au village, quelque part entre Manu Dibango et Sixun tant on a l’impression par son envolée typique, d’entendre ici les petits frères des Alibo, Séry, Debiossat et Como.
Plus bluesy par son Fender Rhodes feutré, Senza Paura croise sonorités des cordes, percussions sur les peaux et sax alangui, puis, comme si l’on tirait soudainement un rideau, dévoile toute la luxuriance de l’ensemble, avec là encore un lourd et prégnant tricot de basse. Très puissant lui aussi, All my Life développe un son funk-rock strié de guitare où vient se greffer le flow percutant d’Anna Kova en feat. qui a signé le texte de ce soul-rap mâtiné de hip-hop et d’electro qui va progressivement filer vers du jazz-rock assez psyché où les chœurs apportent comme souvent dans leurs compos un certain lyrisme.
Généreux et copieux, cet album de onze titres s’étire sur plus de cinquante minutes avec des morceaux assez longs comme ce Carnaval un brin grandiloquent mais au son étourdissant, haletant et breaké de variations rythmiques bien jazz-rock et où Fender Rhodes et synthé basse apportent la touche électro. Plus apaisé et très mélodique, José se pare aussi d’une patte assez sixunienne, et l’on craque encore sur le jeu et le son de Swaéli dans l’esprit d’un Jaco Pastorius ou d’un Stanley Clarke. C’est d’ailleurs le bassiste qui signe les deux derniers titres, Nguinya Mulema world-jazz à l’entrain tendance latino, puis Ma Nyoue (surnom de sa maman) ourlé de douces cordes pour clore cet opus puissant, foisonnant et costaud, sur une note de tendresse.

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