
Un son synthétique comme le flux continu d’une rivière. Clusters. Succession d’accords majeurs et mineurs sur différentes hauteurs. Suraigus. Dissonances anéanties. Extensions. Tapis pour le hautbois, la flûte et le trombone, qui décrivent une nature fraîche, une aube nouvelle. Du Debussy ? Tout l’orchestre entre et emplit nos oreilles d’un mystère oriental.
Et puis deux notes, ce son si caractéristique, si reconnaissable entre mille, de la guitare hypnotique de Nguyên Lê. Elle danse avec la contrebasse en archet de Pascal Berne. Les poils se hérissent. Une mélodie belle comme un jour qui pointe. L’orchestre JAV Contreband ponctue. On ne joue pas Fauré ou Ravel, on est au cœur de la musique du guitariste, arrangée comme jamais par Pascal Berne pour l’orchestre JAV Contreband.
C’est étonnant de penser que le « maitre des guitares », ayant passé une petite partie de son activité artistique à réarranger la musique des autres (Jimi Hendrix, Pink Floyd…) fait l’objet de toutes les attentions à travers le travail d’un autre « maitre des arrangements », Pascal Berne, qui a, lui aussi, magnifié les œuvres entre autres de Zappa, de Satie…
Les deux se retrouvent pour une collaboration fructueuse et un très grand album, alternant les compositions des deux artistes. Ce premier morceau, qui se poursuit par un solo de flûte, est d’un grand dépouillement formel et harmonique, le piano et la contrebasse conduisent le soliste. A l’entrée du solo de guitare, le ciel se déchire. On est propulsé loin dans des sphères éthérées, l’inspiration du musicien peuplant soudainement notre monde intérieur d’une voix essentielle et féconde. C’est l’esprit planant sur les eaux primordiales. Un de mes amis parlait d’un retour aux sources. Plus précisément, Becoming Water serait plutôt un plongeon dans l’eau, ne faire qu’un avec l’élément.
Cet album est une façon de redécouvrir l’œuvre du guitariste, dont les principaux morceaux sont tirés de l’album Silk and sand, en trio avec Chris Jennnings et Rhani Krija, qui permet toutes les adaptations, enrichissements et digressions harmoniques. Chez Pascal Berne, on n’est pas dans le décalage mais plutôt le changement subtil de l’écrin sur lequel se posent les mélodies. Une manière de les renforcer. Tout l’album oscille entre l’évidence de la mélodie, une certaine clarté harmonique et des mises en tension que permet le grand orchestre. Il y a comme une beauté rehaussée, une force décuplée, une sensation qui reverdit. L’épure dans un ciel de Turner. L’album est alerte, un festival de rythmes à tous les étages. C’est de la vie, ça bouillonne, c’est fait de vagues, d’éclairs, de jaillissements. Ecoutez le second morceau, Onety One, la guitare surfe encore une fois sur la musique de l’orchestre, ça emporte.
Ici, composition de Pascal Berne, est d’une facture encore classique, presque romantique, aux multiples tonalités. L’ambiance du solo de trompette change radicalement, énigmatique, grosse machine qui avance. Ostinato de la contrebasse, trompette en majesté, en dérive. Enorme son encore. Fermez les yeux, l’orchestre vous rattrape. Immergez-vous. Des frissons garantis.
Pascal Berne déploie dans cet album tout son savoir-faire. Les arrangements sont à la hauteur des solistes qui composent le groupe. Aucun temps mort, tout est optimisé, pour rendre la musique lumineuse, et lui donner de multiples dimensions, nuances, relief. Là-dessus, le jeu de Nguyên Lê loin de subir cette confrontation n’en est que plus boosté. Ecoutez le comme jamais dans Jorai. Ça pousse, sévère. Les climats varient, l’énergie se palpe.
La voie du thé est un morceau plus méditatif. Il fallait à cette musique une qualité de son et d’enregistrement à la hauteur encore de ces artistes. Bluffant cette simplicité sonore dans l’entrelacs de la clarinette et de la guitare.
Dans un jardin qu’on dirait éternel s’inscrit bien dans l’esthétique de cet opus. Une mélodie à fredonner, un brin orientalisant, dérivée de la pentatonique. Avec le triton, qui apparait plus loin pour donner une touche étrange en apesanteur. Prétexte à deux beaux solos endiablés, overdrive en ébullition et phrasé en surchauffe. Une fin comme une fleur qui éclot.
Straight ahead sent le funk à plein nez. La danse fait son entrée. Swing et envolées de Nguyên Lê. Drôle d’impression quand vous avez la sensation que tout l’orchestre va décoller. Jusqu’où s’arrêteront-ils ? Le guitariste a sorti tout l’arsenal pour nous faire tourner comme des derviches. Quintessence de la musique. Je vois déjà cet orchestre en live qui mettrait le feu jusqu’au bout de la nuit, jusqu’à notre épuisement, fourbu, mais ravi. Un orgasme, disons-le sans ambages.
Snow on the flower, et le calme revient pour un plaisir qui dure. Apaisement harmonique, ballade enlevée, cheminement escarpé vers un ailleurs très expressionniste. On débouche dans une clairière où la contrebasse respire seule, ample, boisée, et puis la guitare, qui nous emmène encore un peu plus loin. Un chouette voyage.
Watermelon In easter Hay clot l’album. La musique de Zappa, sous les doigts de Nguyên Lê devient hymne, étendard pour la paix, rempart contre la laideur, messager pour une esthétique qui va au-delà du réel, qui nous élève.
Avec ce disque, les deux artistes montrent l’étendue de leur talent, leur force créatrice et leur complicité, toute empreinte de l’expérience des musiciens de l’orchestre, déborde et fait chavirer le corps et le cœur. On est dans une puissance de feu, les pieds ancrés dans le sol, la tête en l’air. Avec becoming water, les quatre éléments sont réunis pour un décuplement de nos sensations. Un album à mettre entre toutes les mains et les oreilles. Un projet qui doit être porté et joué coûte que coûte.