« Otsukaresama » du Grégory Sallet Quartet

« Otsukaresama » du Grégory Sallet Quartet

L’un des principes fondateurs de la culture japonaise influencée par la pensée Bouddhiste est qu’il faut toujours manifester sa reconnaissance. Otsukaresama, expression très utilisée au Japon l’illustre bien. Il s’agit de témoigner sa « gratitude pour les efforts partagés » après une longue journée de travail. Otsukaresama, c’est aussi le titre du nouvel album du saxophoniste Grégory Sallet et de son quartet Sur écoute, qui sonne comme une fête, un hommage à vingt ans d’amitié, de complicité musicale !

Vingt ans, ça n’est rien : ce sont des heures et des heures de travail, mais aussi de plaisir, d’échanges, et de partage ! Le jeu en vaut la chandelle de toute évidence.

Matthieu Roffé (piano), Kevin Lucchetti (batterie), Michel Molines (contrebasse) et Grégory Sallet se connaissent bien : entre eux tout semble « couler de source ». Et pourtant il n’y a rien de convenu, ni de conventionnel dans la musique qu’ils déploient. Surprise au début par son originalité, je m’y suis rapidement laissée prendre. Comme on peut être pris à la lecture d’un livre, d’une œuvre ou rien n’est tracé, prévisible, j’avais envie d’écouter la suite…  Comme on écoute une histoire pleine d’inattendus et d’émotions, de rebondissements et de profondeur.  Point de surcharge ni d’artifices :  tous les ingrédients soigneusement choisis, travaillés, ciselés, sont au service d’une musique envoûtante et inventive : nuances, rythme, énergie, couleurs. Une musique plurielle, un jazz qui s’enrichit de la musique impressionniste d’artistes comme Debussy, Ravel, mais aussi de musiques traditionnelles japonaises et indiennes. Ces influences assimilées, mûries, participent à la création d’un langage musical propre au groupe.

Un langage d’ouverture à la rencontre, une vraie curiosité pour des cultures éloignées de notre culture occidentale, que traduit aussi la participation de deux grands musiciens à cet album : la flûtiste et compositrice japonaise Yuriko Kimura, et le percussionniste indien Prabhu Edouard, considéré comme l’un des joueurs de tabla les plus éclectiques de sa génération.

L’album débute avec le titre éponyme, Otsukaresama, sur un ostinato au piano de trois notes, suivi d’une courte mélodie, comme une porte qui s’ouvre sur le mystère. Le thème au saxophone alto se pose, calme, sur des volutes d’arpèges au piano et sonne comme une introduction.  Les volutes sont reprises par le saxophone, accélèrent puis ralentissent. Le saxophone entame un solo énergique soutenu par le piano, la batterie et la contrebasse. La musique se tend, ne ménage pas ses efforts, prend les couleurs de l’Afrique, son rythme, sa puissance, sa transe.

La plateforme joue des contrastes, le sifflement léger qui l’introduit est suivi de notes pleines de gravité, scandées au piano puis un thème doux et triste au saxophone soprano qui navigue avec aisance du grave à l’aigu soutenu par la contrebasse à l’archet. La tristesse s’évanouit, remplacée par une énergie nouvelle insufflée en particulier par le saxophoniste.  Les improvisations se suivent au saxophone, à la contrebasse puis au piano dans des styles très personnels.

C’est la nature sauvage que m’évoque le début très free jazz de L’arbre Cryptoméria (ou cèdre du Japon), qui évolue vers un calme tout relatif. Calme qui laisse planer un sentiment d’inquiétude et d’étrangeté : en effet, la tension est palpable, portée par les ponctuations au piano comme des cloches et les frappés de cymbales en rafales. Le thème, aux accents impressionnistes, très lent et solennel, est joué au piano, puis doublé au saxophone. Ce morceau à forte intensité dramatique fait partie du spectacle Musashi créé par Sur écoute en 2020/21, inspiré de l’histoire du célèbre Samouraï Miyamoto Musashi. C’est le moment où celui-ci se retrouve entre la vie et la mort pendu à l’arbre Cryptomenia.

Les gorgones du boulanger déploie un jazz énergique et assumé, ça danse, ça swingue sur une rythmique qui flirte avec celle des musiques latines. Le morceau se termine par un très beau thème au saxophone.

Le cinquième morceau, Julgabandi, porte le nom donné à performance en musique indienne qui met en scène un duo de musiciens. Il est mon préféré. Ici ce sont Prabhu Edouard et Grégory Sallet, ils dialoguent, chacun se mettant au diapason de l’autre. Deux improvisateurs hors pair. Un petit clin d’œil au passage de Grégory Sallet à Andy Emler et son Mozambique interprété par Michel Portal.  Soudain le saxophone souffle le rythme et les tablas chantent une mélodie. C’est l’osmose.

Dans Instinct 3, Prabhu Edouard chante cette fois-ci pour de vrai, ces incroyables onomatopées qui accompagnent les tablas dans la musique indienne. Son intervention s’harmonise parfaitement avec le jeu musical de ses compagnons.

Instinct 4 nous montre encore une fois, s’il était besoin, à quel point le rythme est musique, il est son essence. Batterie et tablas nous offrent là un duo galvanisant. Dans un tout autre style, les timbres du saxophone alto et de la flûte à l’octave se marient parfaitement sur le thème très court et complexe d’Instinct 5 produisant un son à la fois chaud et métallique peu commun.

L’intérêt et l’attachement de Grégory Sallet pour le Japon et sa culture s’exprime en plein dans Le sabre est mon refuge. Ce morceau constitue la dernière pièce du spectacle Musashi. Le piano égrène quelques notes, le souffle de la flûte fend l’air comme un sabre, et produit des sons aigus incisifs comme une lame. Le saxophone doublé de la flûte à l’octave expose le thème. Le morceau avance avec solennité et gravité. Le saxophone commence un long solo qui monte en puissance progressivement, chargé d’émotion, comme l’expression d’un déchirement.

Pour finir, le dernier morceau, Okinawa Matsuri, sonne pour moi comme une fête joyeuse.

Pas étonnant : au Japon, les Matsuris sont des fêtes aux origines religieuses, doublées le plus souvent de fêtes populaires.  Et l l’île d’Okinawa est riche de paysages à couper le souffle d’après ce que j’ai pu trouver. Cerise sur le gâteau : ses habitants bénéficient d’une longévité exceptionnelle ! De quoi rêver. Mais dans ce dernier morceau, je crois aussi entendre des accents de musique caribéenne ? J’en perds mon latin. Décidément, on ne sort pas indemne de l’écoute de cet album !

Otsukaresama est une incarnation de la magie des rencontres et du voyage, un très bel hommage à la diversité et à la création. C’est un album à déguster et à réécouter sans modération, ça fait du bien.

Merci les artistes !

 

L’album Otsukaresama est paru vendredi 7 novembre.

 

Disponible sur : https://gregorysallet.bandcamp.com/album/otsukaresama

 

Et sur Inoui Distribution : https://bfan.link/otsukaresama

 

 

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