Sélection CD août 2023 (1/3)

Sélection CD août 2023 (1/3)

Un été à planer

On a l’habitude d’associer l’été à la fête et aux musiques dansantes, mais comme l’an dernier malheureusement, les dernières nouvelles bombes de groove (et c’est encore une avalanche !) que j’ai déjà dans mon escarcelle ne paraîtront qu’après la rentrée. Dans l’impatience de vous les présenter, voilà de quoi profiter des vacances estivales mais en mode zen. Un piano toujours, en solo, en duo avec une trompette ou un sax, en quartet avec une voix céleste, pour une play-list interstellaire, climatique et atmosphérique, contemplative et extatique. De quoi prendre un vrai «congé spatial» pour reprendre l’une de ces sélections.

  

PAOLO FRESU & OMAR SOSA «Food» (Tük Music/ L’Autre Distribution)

Dans sa très prolifique discographie (plus de trente albums au compteur !), le pianiste cubain Omar Sosa a déjà par deux fois travaillé avec le trompettiste sarde Paolo Fresu, gravant en 2012 un chef d’oeuvre avec «Alma», suivi d’«Eros» en 2016. «Food» paru fin mai vient conclure une trilogie complice avec un concept-album thématique autour de la nourriture, pareillement vitale pour le corps et l’âme. Passé l’étonnant art-work «Italia» de la pochette- signé Diego Cusano- avec des spaghettis bolognèse en guise de cheveux sur un visage, on pourra aisément ignorer les paroles entendues ça et là au fil de cet album essentiellement instrumental et militant pour le respect et la durabilité primordiale de la nourriture, pour s’en tenir à la musique.Une recette voluptueuse qui a  fait appel à quelques ingrédients supplémentaires sur certaines de ces douze plages éthérées, riches en textures et ourlées de fins arrangements. Les voix de Indwe, de Cristiano De André et de Kokayi, le steel-pan d’Andy Narell et l’illustre cello du maître brésilien Jaques Morelenbaum viennent en effet participer à l’envoûtement distillé par le duo de base, comme un plongeon dans une bulle d’air faisant office de sas de décompression.

Dès l’intro sur Father Yambu puis sur New love in Love, la trompette aérienne et free façon Miles se marie d’instinct à la liberté du piano. Contemplative (Valeriana wok), l’ambiance reste slowly pour plus de 6 mn  pour A Cimma avec la voix de Cristiano de André rappelant un Lucio Dalla, bercée par le violoncelle avant de prendre un tempo charmeur et joyeux. Atmosphérique, Mesticanza nous fait planer dans les limbes de la trompette, débouchant sur un groove plus electro hip-hop par la voix soul de Kokayi sur Greens et sa longue complainte en talk-over. Piano et cello sont dans une grande élégance classique sur Estancia, sonnant telle une B.O imaginaire à la fois légère et profonde, prenante et pénétrante. Yuca Y Magnoca qui suit allie electro-jazz et rythmique latino  avec de belles attaques de trompettes dans le refrain, proches d’un Maalouf.

Parmi ces nombreuses pépites, on adore Yanela et sa superbe intro, l’alliance de la trompette de Fresu avec le cello de Morelenbaum , comme si Miles jouait avec Sakamoto (avec lequel j’ai eu la chance de le voir jouer avec Jaques justement dans M2S).Mais après une virgule de deux minutes bien nommée Vol-au-Vent, comme suspendue avec la légèreté d’une plume, on fond encore sur le groove alangui de Cha Cha Chaï, au chaloupé très sensuel et où le thème de trompette s’inspire du son des films noirs des sixties. Une sensualité qui gorge encore les huit minutes de Didjo en conclusion de ce concept-album, avec la voix d’ Indwe qui scatte dans un duo chantant avec la trompette sur un piano au superbe son, avant un dernier trip orbital façon Truffaz cette fois, pour porter loin l’ultime message transmis et qu’on aurait presqu’oublié, tant la forme planante de la forme nous aura éloigné du fond : «The children are crying for Food !».

 

DEMIAN DORELLI «My Window» (Ponderosa Music Records / PIAS)

Inconnu jusqu’alors de nos services, je découvre avec intérêt ce pianiste italo-britannique issu d’un milieu artistique et qui comme souvent a bénéficié d’un enseignement classique avant de venir au jazz. S’il a bourlingué et connu divers métiers de Cambridge à Bangalore (Inde) en passant par les Bahamas où il a très longtemps enseigné le yoga, sa passion pour la musique (Jarrett, Hancock, mais aussi Rachmaninov, Chopin et Arvo Pärt) l’a conduit à sortir un premier album épaulé par son ami Alberto Fabris (producteur de Ludovico Einaudi) rendant hommage à son héros Nick Drake où il retranscrit au piano les meilleurs titres du maître de la folk. Mais pour ce nouvel opus, ce sont neuf compos originales pour piano solo que nous propose Demian Dorelli, inspirées cette fois par le recueil de peintures numériques de l’artiste anglais David Hockney, célèbre pour avoir peint le monde entrevu depuis sa fenêtre. D’où le titre de ce disque lui aussi très joliment illustré par un autre peintre, Franco Mattichio, où le pianiste nous embarque dans sa propre vision poétique et mélancolique du monde qui l’entoure. D’où ces neuf titres enchaînés dans une belle unité pour quarante minutes de zénitude, parenthèse enchantée sonnant comme une bulle d’ évasion.

Dès Clouds in Bloom en intro, l’ambiance est contemplative et n’est pas sans nous rappeler l’univers d’Agnès Obel ou d’Hania Rani, comme encore sur The Letter et son élégance toute classique. Une douce mélancolie habite le joli thème romantique de With You puis de My Window, le sens mélodique inné du pianiste évoquant telle une B.O onirique moult images (Kaléidoscope). L’art de la contemplation depuis un balcon (The balcony) retranscrit par des notes extatiques et comme suspendues, avec un doigté mesuré et savamment contenu (Inside Out). Juste un piano acoustique, sans synthé ou autre effet électronique, aucune esbroufe ni envolée extravagante, mais avec simplement la délicatesse au bout des doigts, suffisante pour suspendre le temps.Comme c’est encore le cas pour Sunbeams qui clôt ce très séduisant album qui ravira aussi bien ceux qui aiment le piano néo-classique, Ludovico Einaudi, Philip Glass, Hans Zimmer, Nick Drake bien sûr, et le yoga !…

 

CONGE SPATIAL (Fluffy Fox Records / Inouïe Distribution)

J’ai découvert par hasard et sur un bateau le prodige du saxophone Pierre-Marie Lapprand lors d’un concert du combo afro-beat Angelo Maria drivé par Philippe Codecco (voir ici) le claviériste qui a ouvert ce jeune strasbourgeois au jazz, après qu’il soit venu en Savoie (d’où son attrait pour la nature) étudier la musique à Ugine, puis au Conservatoire de Chambéry avant de briller au CNSM de Paris d’où il est sorti avec moult distinctions. Bosseur curieux et novateur, toujours à la recherche de nouveaux horizons sonores, le jeune homme qui a 30 ans cette année s’est fait un son dans de nombreuses collaborations tous azimuts, du punk au jazz contemporain en passant par l’afro. Plus perso, en tant que compositeur inspiré mariant humour et poésie, Pierre crée des duos comme ce Congé Spatial lancé en période confinée avec le jeune pianiste nancéen Etienne Manchon (28 ans), autre fin musicien leader ou sideman sur de nombreux projets de jazz, musiques actuelles, baroque ou classique. Un garçon qui a une grande approche rythmique, un sens très aiguisé de la mélodie comme on l’entendra ici sur deux compos, les neuf autres étant signées par Pierre.

Passionné aussi par le traitement du son, Etienne avoue une forte influence de Pink Floyd, ce qui -sans que je le sache avant l’écoute- m’a sauté à l’oreille (et plu d’emblée) dès l’intro spatiale et planante de Solarium. On monte alors à bord d’un vaisseau orbital d’exploration musicale piloté par nos deux aventuriers sans cesse à l’affût de constellations sonores inconnues. Entre embardées rythmiques à vitesse lumière et vols harmoniques stationnaires, ce curieux biplace emprunte des trajectoires soniques inattendues, éclectiques et détonantes. Qu’il s’agisse de leurs propres compositions, de standards passés au mixeur, ou encore d’improvisations libres inspirées par les musiques électroniques et contemporaines, le son proposé par ces deux bidouilleurs compulsifs est toujours inattendu, comme peuvent l’être les titres drôlatiques (où inspirés du vécu ?) donnés à chaque plage. D’un  Vent sur la Colline, très courte pièce où souffle un sax enjoué sur un tempo alerte aux accents médiévaux du baroque, au bien nommé Ramdam, virgule drôlement mixée de musique de l’Est, scratch et sample, on passe d’une humeur à l’autre, comme encore en contraste avec le plus étrange et  sombre Chaussettes on the Floor (signé Etienne),entre piano atmosphérique et sonorités abyssales des claviers.

Le sax guilleret relance l’histoire qui nous est narrée comme sur une B.O. imaginaire, dans une ambiance de carrousel (La demi-boiteuse) qui va ouvrir Kuti, nettement plus afro jazzy et qui dévoile la belle paire rythmique des deux garçons. Vont suivre en enfilade plusieurs pépites montrant l’aspect ascensionnel de ces compos interstellaires : Il fait mi-beau par définition atmosphérique et climatique, superbe compo d’Etienne élégante et contrastée, entre un piano alerte et le souffle chaleureusement feutré du sax, puis Houlà et sa merveilleuse intro où Pierre nous plonge en apnée dans les profondeurs de son souffle,suspendu comme en apesanteur. En résonance, les notes éthérées du Fender Rhodes et le synthé tourbillonnant nous placent en orbite vers l’infini, par la magie envoûtante du son, comme sur la note grave et plombée du court S.I.r..m.

Mais ce beau dialogue reprend vigueur pour clore le voyage dans l’allégresse de La Boiteuse, piano claudiquant face à l’agilité d’un sax au phrasé très expressif et digne d’un dessin animé.Puis en guise de fin joyeusement festive Ivre mais sincère, jazz electro-rock dégageant une urgence viscérale qui tranche avec les planeries qui ont parsemé ce libre périple sans altimètre, là encore bien joliment symbolisé côté pochette par Thida-Lise Thiounn et cette création graphique qui peut très judicieusement rappeler du Folon. On dit bravo !

 

AZADI «Les orbes» (Anaya /Cristal Records)

A l’instar de son frère Matthieu -notre cher ami violoncelliste – pour lequel il est venu poser son incroyable voix de haute-contre sur les derniers disques-, le chanteur (mais aussi oudiste) Camille Saglio est particulièrement imprégné des musiques du monde, notamment orientales. De sa rencontre en 2016 avec la pianiste Madeleine Cazenave (trio Rouge) est né dans la foulée le quartet Azadi qui en kurde signifie Liberté, avec Xavier Pourcher aux claviers et à la clarinette, et Gurvan L’Helgoualc’h à la basse et à la batterie.

C’est cette liberté qui s’exprime dans «Les Orbes» où l’on se laisse transporter dans un Orient imaginaire et très onirique, croisant le mélisme du chant arabe, le jazz, l’electro, le baroque et le classique, dans des compos nimbées de spiritualité et menant à la transcendance.

Il y a en effet une dimension quasi religieuse,en tout cas mystique, dans le fond de certains titres, à commencer par le bien nommé Incantation en ouverture, mêlant sur huit minutes la voix hors-norme de l’angélique Camille au piano assombri de Madeleine Cazenave, rappelant certaines productions des nineties qui initiaient pour la première fois ce mélange baroco-synthétique «new-age». Il y a toujours cette gravité énigmatique dans le son profond de la clarinette basse jouée dans Sous la Raïna qui suit et sa mélodie orientalisante qui a la langueur d’une saudade.On a d’évidence un gros coup de cœur pour 39e Session où, passé un extrait du discours de Thomas Sankara tenu en 1984 à l’ONU à propos du Burkina-Faso ( déjà sur «Voices» de Matthieu Saglio on entendait sur Madiba un long sample de Mandela, NdlR), surgit avec bonheur la trompette invitée d’Erik Truffaz pour un chorus stratosphérique comme il en a le secret, après que le morceau ait soudainement pris un virage electro-groove du meilleur effet sous le tempo imposé par Gurvan L’Helgouac’h.

Clairement oriental, l’explicite Dune nous envoûte entre l’ostinato entêtant du piano, oud et percussions, avant une reprise de Con toda palabra de Lhasa de Sela (merveilleuse chanteuse emportée par un cancer en 2010 à seulement 37 ans), empreinte de tristesse et où le piano s’apparente à une marche funèbre, dérivant dans une atmosphère planante vers de grands espaces ouverts à une profonde plénitude qui nous emmènent loin. Restant dans des tourneries orientalisantes avec une rythmique obsédante, Atish Bazi redonne un peu de vigueur au quartet avec le chant puissant de Camille et son vibrato sous effet, précédant une Berceuse afro-folk en conclusion mariant piano, cordes du n’goni joué par Camille et son chant baroque, qui vient apaiser telle une caresse ce passage un brin épuisant.

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