Sélection CD de la rentrée 1/4 – Septembre 2023

Sélection CD de la rentrée 1/4 – Septembre 2023

La déferlante

 N’en jetez plus! A l’image rituelle de la rentrée littéraire, celle concernant les disques est surabondante et il va nous falloir quelques chroniques pour écluser les albums souvent passionnants que j’ai choisi de sélectionner parmi cette avalanche ininterrompue. Histoire de prolonger l’été, propice aux pérégrinations, cette première salve est consacrée aux musiques du monde, du Sénégal au Yémen en passant par Cuba, le Brésil et la Réunion. Bon voyage sonore !

 

 

AFRICAN JAZZ ROOTS «Seetu» (Peewee! / Socadisc)

Simon Goubert (batteur, mais aussi claviériste) et Ablaye Cissoko (kora) se sont rencontrés en 2009 à Saint-Louis du Sénégal et ont depuis enregistré deux albums don un live à Paris (2017) en quartet avec la pianiste Sophia Domanchich et le contrebassiste Jean-Philippe Viret. Fruit d’années de travail, d’échanges et d’amitié, leur nouvel opus «Seetu» qui paraît ce 29 septembre est un petit bijou sonore empli de délicatesse, où le groupe devient quintet avec la venue supplémentaire d’Ibrahima Ndir (Ibou) aux calebasses.Une production acoustique très aboutie où ces cinq instrumentistes et improvisateurs de haute vol sont en totale connexion au fil des dix plages de ce voyage onirique aux mélodies simples et épurées, puisant aux sources traditionnelles sénégalaises. Si le titre éponyme en intro signifie reflets, il est bien question d’impressions et d’évocations multiples de ce territoire à la fois envoûtant et mystérieux entre fleuve et Océan Atlantique. Dans un chassé-croisé entre la kora du maître Ablaye et le piano superbe de la grande Sophia, le groupe prend le temps durant neuf minutes de nous emporter petit à petit dans ses méandres poétiques, tandis que contrebasse et éléments percussifs amènent peu à peu le tempo.

Semblant poursuivre le thème d’ouverture, La Langue de Barbarie composé par la pianiste invite à la contemplation méditative avec ses motifs répétitifs, encore une belle mélodie soutenue par la rondeur de la contrebasse. Le temps est suspendu dans la douceur, comme le sont les notes du clavier pour Les Réflexions du Jour de Simon Goubert, avant que le rythme afro s’installe par le dialogue des percus et des calebasses sur Teunguène signé Ibou. La montée en puissance se traduit par le jazz très véloce du Jour des Régates (Goubert) sur un drumming échevelé et un piano tout aussi enlevé, avant que la kora joyeuse entre dans la danse. Comme dans Seetu en intro, Manssani Cissé (un traditionnel arrangé par Cissoko) puis D’une évidence à l’autre (Goubert) offrent un intense dialogue entre kora et piano sur un tempo répétitif soutenu, où claquent les cordes de Viret. Un contrebassiste qui à son tour a composé Goxumbaac, d’abord nerveux avant de se tempérer, et offrant un jazz un peu plus free. Il revient enfin à Ablaye Cissoko de boucler l’opus, à nouveau avec un traditionnel bien afro arrangé par ses soins (Sundjata) qui rend hommage au fondateur de l’empire du Mali au XIIIe siècle, puis gardant la main en clôture avec Café Touba, belle ballade africaine toute en douceur où l’on entend le premier et seul chant de cet album enchanteur pour lequel on a un gros coup de cœur. Et que l’on pourra savourer prochainement en live dans notre région puisque le séduisant quintet sera en concert le 11 novembre prochain au Crescent de Mâcon puis le 12 au Hot Club de Lyon.

 

ANA CARLA MAZA «Caribe» (Persona Editorial / L’autre Distribution)

Avec «Bahia» paru l’an dernier, la belle et fougueuse Ana Carla Maza signait pour la première fois toutes ses compos, enregistrées en solo. Se produisant aussi bien seule en scène avec son violoncelle qu’en quartet, la jeune chanteuse née à Cuba n’a pas chômé puisqu’elle a enchaîné sur une tournée de 150 dates dans 14 pays ! On pourrait alors se demander comment elle fait pour nous offrir déjà ce «Caribe» qui sera dans les bacs le 16 octobre prochain, si elle n’en donnait l’explication: «J’ai composé cet album en parcourant le monde, en studio à Rome, au bord du lac d’Annecy, dans un château au Portugal, dans un avion pour le Mexique…» avoue celle qui depuis a étoffé son staff pour aboutir à un sextet latin-jazz bigarré et énergisant. Un tourbillon de musiques à danser et de mélodies amoureuses, teinté des couleurs de l’univers caribéen et bien sûr de l’Argentine et du Brésil, croisant cumbia, samba, tango, rumba et salsa dans treize titres où l’on trouve à la fois de nouvelles compos et plusieurs titres repris de «Bahia» proposés en «latin version» avec l’équipe qui l’accompagne désormais.

On y (ré)entend notamment Astor Piazzolla, tango enlevé en hommage au maître, où résonne son bagage classique et la profondeur des graves de son cello, sur une jolie mélodie de piano et de belles attaques de contrebasse. Bahia bien sûr, sur un groove latino joyeusement étourdissant, entre samba et rumba, où l’on se laisse séduire par ses paroles en français où transpire son amour de Paris. Mais aussi le très rythmique Huayno et son puissant drumming, sans oublier la cubanissime pépite A Tomar Café, éminemment dansante, percussive et cuivrée par sa fanfare latino.

Au rayon nouveauté, Guanabacoa en ouverture qui croise intensément chants, cuivres et piano, développe ce même fameux chaloupé cubain, à l’instar de Caribe qui suit. Festifs à souhait, Las Primaveras met direct dans l’entrain, enjoué comme encore Cumbia del Tiempo, ou le bien nommé Carnaval, latin-jazz endiablé qui pousse fort du côté des frappeurs, où l’on apprécie les vocalises et le son de la trompette bouchée.

Au delà de ces morceaux fougueux, on a un coup de cœur particulier pour le court  et languide El Malecon, avec ses sublimes frémissements de cello sur l’ostinato du Fender Rhodes et les sons envoûtants qui s’en dégagent, mais aussi pour la force nostalgique émanant de l’accordéon sur Dos Enamorados où Ana Carla, sur un drumming appuyé, développe un chant profond , sans parler du cello là encore sublime. Une nostalgie qui nous saisit toujours sur l’instrumental  et puissantTropical où l’on s’enivre du dialogue entre piano et cello, avant de clore l’opus avec Diana qui revient au groove et où la chanteuse au tempérament engagé en matière de féminisme affirme et impose sa sensibilité féminine . «N’aie pas peur, c’est ta vie, tu n’as rien à perdre!» y chante-t-elle, après avoir déclaré que «dans la musique latine, les femmes chantent et les hommes font tout le reste». Elle a décidé de changer les choses, de se passer d’un producteur et de mener sa barque à sa guise, en patronne de sa destinée. A l’écoute de ce nouvel opus, on ne peut que constater que ça lui réussit à merveille !

 

ORIANE LACAILLE «iViV» (Ignatub /MDC / PIAS)

Au printemps 2022, on faisait écho dans ces colonnes (voir ici) d’un petit EP de quatre titres signé Oriane Lacaille -fille de René, figure emblématique de la musique réunionnaise- réalisé sous la houlette de l’artisan de l’épure Piers Faccini sous le titre bien nommé «Heart my voice». On y soulignait sa douce poésie créole, la belle harmonisation des vocaux, son sens métronomique du rythme et sa remarquable maîtrise des éléments percussifs. Une séduisante carte de visite augurant d’une prometteuse veine à creuser. Voilà qui est aujourd’hui fait et bien fait avec la parution le 6 octobre prochain de «iViV», son premier «vrai» album où la jeune «zoréol» (mi zoreille, mi créole) -passée d’ailleurs par le lycée d’Annemasse- confirme sa singularité à croiser la douceur de ses comptines à l’ardeur de la transe dans une chanson française aux forts accents insulaires. Onze titres pour une aventure collective où ses musiciens Héloïse Divilly à la batterie, Yann-Lou Bertrand aux contrebasse, trompette et flûte (qui tous deux participent aux envoûtantes harmonies vocales de la chanteuse), et Freddy Boisliveau aux diverses guitares (dobro, banjo, Ebow…) sont rejoints par divers feats. notoires tels Piers Faccini (chant, guitare) naturellement, papa René Lacaille (accordéon) bien sûr, Leyla Mc Calla ( violoncelle et chant), Laura Cahen (guitare et chant), l’illustre Loy Ehrlich (guembri), et son compagnon JereM Boucris (avec lequel elle forme également le tandem amoureux Bonbon Vaudou) aux choeurs sur un titre.

Iviv peut se traduire par «ça vit» en créole, et cette belle brassée à la fois d’héritages, d’identités, de rencontres comme dans une grande famille de coeur et d’esprit en est l’affirmation, alimentant le feux doux de la vaste maison où l’on trouve réconfort.

Racontant un rêve, Je suis la fleur qui ne poussera jamais ouvre l’opus avec poésie, où résonne la contrebasse de Y-L.Bertrand, adepte des rythmes en 6/8. Il participe aussi à ces harmonies vocales très soignées comme sur Kaf do lo qui suit et où Orianne nous rappelle la sophistication des expérimentations vocales d’une Camille. Rodée aux musiques insulaires calées sur le contre-temps, la rythmicienne réunionnaise Heloïse Divilly y contribue aussi de sa voix.

Sur une trompette aérienne en fond, la tournerie répétitive et entêtante de Li bat avec Faccini  nous accroche, avant que le rythme s’accélère jusqu’à l’enivrement. Cet aspect répétitif et lancinant fonctionne pareillement sur L’Unique Mot où Orianne croise son ukulélé aux dobro et banjo de Freddy Boisliveau, et sur Aouicha dancefloor qui mène à la transe, l’aouicha (un petit guembri gnawa) entrant dans la farandole endiablée de flûte, guitare et percussions. Faisant éloge de la culture, le titre éponyme convoque

le violoncelle et la voix de l’ Haïtienne Leyla Mc Calla pour une tendre et douce berceuse, cette fameuse douceur cristalline dans toutes les voix qui étincelle comme sur Flèr avec Laura Cohen cette fois. D’une brûlante actualité puisqu’elle évoque les migrations méditerranéennes, Lam la Mer  écrite par JereM Boucris convoque les figures tutélaires, Loy Ehrlich et René Lacaille, avant le plus joyeux Ride, séga très dansant sous la ferveur des sifflets. Mais c’est encore dans la douceur qu’on se laisse cueillir sur les deux pépites finales, avec le superbe Timo, un adieu à une amie disparue sur fond de maloya où resplendit au mieux cette patte vocale toute en clarté et délicatesse, à l’égal des cordes de guitare et de la finesse des percussions, comme enfin sur Mi pans aou qui clôt cet opus raffiné et précieusement orchestré.

 

YEMEN BLUES «Shabazi» A tribute to the Poet (MDC / PIAS)

Certains d’entre vous les ont peut-être découverts cet été au Cosmo Jazz ou à Fiesta Sète où, comme partout, leur performance scénique tellurique a marqué les esprits, sans parler de leurs looks pas possible. Un phénomène que ce Yemen Blues, fondé en 2010 par le chanteur multi-instrumentiste Ravid Kahalani, citoyen yéménite qui navigue entre Tel-Aviv et Helsinki et défend la culture de ses origines, au carrefour du monde arabe, entre cultures de l’Afrique de l’Est et cultures juives dont il entend faire la liaison. Une façon de réconcilier le savant et le populaire, de croiser les transes séculaires aux énergies plus contemporaines du blues, du rock et du funk, et manier cette haute énergie dans une expérience musicale quasi mystique. S’il a fait appel à ses débuts à Omer Avital, puis à Bill Laswell, Kahalani et son groupe -dont le réputé bassiste et oudiste Shanir Blumenkranz (John Zorn, Yo Yo Ma…)- se sont tournés vers Tamir Muskat (producteur notamment d’Asaf Avidan) pour ce nouveau projet spécial qui met en musiques d’aujourd’hui les plus beaux textes du grand poète yéménite Rabbi Shalem Shabazi (XVIIe siècle), le plus important représentant de la culture juive au Yemen et auquel le groupe rend ici un vibrant hommage.

Cet album tribute ne compte que huit titres, mais qui sont pour certains assez longs et surtout très intenses, suffisamment copieux pour les oreilles des non-initiés au chant oriental qui pourront le «consommer» à doses modérées pour éviter la saturation…

On apprécie en tout cas sur toute la première moitié du disque la puissance intense de la section cuivres invitée en soutien et qui lorgne clairement vers l’afrobeat, qui mêlée aux frappeurs -avec Dan Mayo à la batterie et Rony Iwryn aux percussions- est délivrée avec un gros son rock dérivant vers le psychédélisme (Ahalel El asher Yatzak), notamment avec une lourde basse et une trompette bien en avant ( A’ane Shir Hadash). Si un léger apaisement

point au travers des mélopées arabisantes de Levavi yeh’s sheka ofra soutenues par le gumbri et le oud, la force tellurique de Yemen Blues s’incarne pleinement au travers de Shoshvinim Ba’ou avec orgue Hammond et voix de choeurs façon jazz-rock, un titre qui envoie vraiment grave sur la forme, explosif durant six minutes folles jusqu’à la transe. Quant à la profondeur spirituelle du fond, elle se ressent particulièrement au travers des deux derniers morceaux empreints de cette mystique religieuse, Eretz Ve’ Shamaim plus contemplatif et où le chanteur développe son étonnant vibrato durant près de huit minutes, puis Ashkava en clôture, psalmodié tel une prière.

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