Sélection CD de la rentrée 3/4 – Octobre 2023

Sélection CD de la rentrée 3/4 – Octobre 2023

Du caractère et des atmosphères

 Après une première fournée dévolue aux musiques du monde puis une autre au groove, on poursuit notre moisson automnale avec une sélection plus éclectique, où nos musiciens français font montre d’une grande inspiration comme d’une belle force mélodique, à l’image de la saxophoniste Sophie Alour autour du Temps qui passe. Avec d’abord deux premiers albums remarquables, celui des paysagistes montpelliérains Sunscape, puis celui du sextet Asynchrone qui revisite avec à-propos l’oeuvre novatrice de l’immense Ryuchi Sakamoto qui nous a quittés au printemps. Quant au trompettiste Fabrice Martinez, c’est le Stevie Wonder des seventies qu’il se réapproprie avec un redoutable quintet.

  

SUNSCAPE (Musicolor / Inouïe Distribution)

L’artwork rétro-futuriste de la pochette attire l’attention, comme la composition inhabituelle de ce trio montpelliérain qui réunit deux claviéristes et un batteur. Les Camarguais et amis d’enfance Emmanuel Beer (à ne pas confondre avec son homologue Emmanuel Bex) de l’Organik Trio, et Jules le Risbé, un touche à tout frotté à la scène new-yorkaise par ailleurs membre du Naïma Quartet (lauréat du concours Crest Jazz Vocal), deux adeptes chevronnés des claviers, Fender Rhodes et synthé Moog pour Jules, orgue Hammond, Moog et ARP pour Emmanuel- qui ne se confrontent pas mais se complètent avec évidence, en se répartissant mélodies et harmonies. Et ce premier album très réussi en regorge, portées par les beats soutenus du troisième homme convié en la personne du batteur Thomas Doméné, déjà complice des expérimentations rythmiques chez Gaël Horellou, Louis Martinez ou Nicolas Gardel.

Sur des structures jazzy, les deux claviers qui combinent timbres acoustiques et électriques composent pour Sunscape des mélodies limpides, trempées de belles influences musicales (fusion, R&B, funk, groove electro-jazz) toujours très esthétiques. Entre terre et mer, l’Abyss Bridge d’ouverture fusionne orgue et ligne de basse, avant qu’on lève les yeux au ciel sur les satellites d’Elon Musk pour Starlink et sa rythmique plus jazz-rock, entre groove et piano sur un drumming puissant, et des bidouillages de synthés psychédéliques. S’il est toujours très mélodique sur le jazzy For the Birds, single electro groove dans l’esprit d’Emile Londonien, le piano pose encore l’ambiance cool-jazz du superbe Pytheas évoquant un bateau survolant les flots, tout en élégance et volutes légères durant six minutes.

Esquissées telles des peintures paysagistes, on peu vraiment parler de longues «plages» quant aux compos de Sunscape qui prend le temps d’installer son décor atmosphérique, comme encore les sept minutes de Waking the Koanda, avec des percussions plus afro en intro, avant que le piano ramène le thème vers du jazz west-coast que la rythmique ciselée finit par faire dériver vers un groove latino cette fois.

Musique atmosphérique chez des faiseurs d’ambiance, mais musique de caractère aussi, comme ce Fly me to the Wall, R&B plus sombre où le refrain agira comme une éclaircie. Dans la veine de Pytheas, on aime également beaucoup le très slowly Dusk till Down, où le piano fait ses gammes sur fond d’orgue et de balais caressants, avec une basse toujours bien timbrée. Mais la petite merveille est gardée pour la fin, avec Good old Days, mélancolique et radieux à la fois, sublime planerie aérienne entre les résonances du Rhodes sous delay, les appuis de l’orgue où un doigté vivace  libère du Hammond des riffs dignes d’une guitare électrique, et ce groove alangui de basse qui nous fait décliner sur le sable face au soleil couchant. Ecoutez-moi ça, et comme on le suggérait sur les pochettes à l’époque du trip-hop, Play loud !…

 

ASYNCHRONE «Plastic Bamboo» (No Format!)

Ce qui à l’origine se voulait geste d’admiration pour rendre honneur à l’un de nos plus prolixes compositeurs vivants, s’est par un fâcheux hasard transformé en hommage de circonstance, puisque cet album enregistré en février dernier à Paris a précédé d’un mois la disparition  inattendue, à 71 ans, de Ryuchi Sakamoto. Epris de l’éclectisme musical du compositeur japonais et admiratifs de sa créativité multiforme, Frédéric Soulard (violon,synthés, drum machine) et Clément Petit (violoncelle, synthés) ont en effet lancé dès 2020 le groupe Asynchrone dont le nom fait écho à «Async», avant dernier album studio enregistré par Sakamoto en 2017 (son ultime «12» est paru aussi en ce début 2023) tandis qu’il se remettait alors d’un premier cancer.

Après avoir travaillé avec des musiciens comme Laurent Bardainne (Pony Hoax, Limousine), Piers Faccini, Jeanne Added ou sur la production du Supersonic, ces deux passionnés se sont tournés vers des musiciens venus du free jazz et de l’electro pour constituer leur sextet avec Hugues Mayot au sax ténor et à la clarinette basse, Delphine Joussein aux flûtes, Vincent Taeger à la batterie et au marimba, et Manuel Peskine au piano (instrument maître de Sakamoto) pour oser une relecture de certains titres finement sélectionnés dans la pléthorique discographie du Tokyoïte curieux et novateur qui aura abordé tant de genres et créé entre eux de multiples intersections. Des débuts de l’électro-pop dans les seventies avec le mythique trio Yello Magic Orchestra, aux confins de l’ambient et de la musique classique, en passant par le jazz, le funk, l’exotica, jusqu’au krautrock allemand… Il y avait foison de matière(s) pour choisir au final onze titres, faisant primer l’aspect mélodique d’un compositeur épris de romantisme qui, s’il fut l’un des pionniers des sons synthétiques, n’en reste pas moins influencé par un Debussy par exemple.

C’est cette vision évolutive du monde chère à Sakamoto que concentre et révèle ce passionnant premier album d’Asynchrone ouvert par Plastic Bamboo (tiré de son premier album en 1978) qui, avec son dialogue euphorisant entre claviers-machines et drumming entêtant sonne presque comme un générique. Expecting Rivers du YMO (1983) pousse comme le rock de cette époque avec un gros synthé basse, après que l’aspect répétitif et rapide de l’intro sur une rythmique de caisse claire nous a fait penser à Reich. Tandis que la flûte apporte la touche asiatique, le sax délivre un chorus échevelé avant un superbe final dans l’ambiance vaporeuse d’un cello frémissant. Moins heureux et plus sombre, Neue Tanz et sa voix synthétique ramène à la post-wave des eighties, plus free et plus zarbi. On préférera le superbe Thatness and Thereness et sa sublime intro entre cordes et cuivres, tel une valse lente révélant l’aspect très mélodique des chansons du compositeur.

Assez court, Differencia est encore dans ce free style plutôt éreintant, avec son drumming speedé et ses synthés en ébullition, entre electro-techno et touche d’afrobeat portée par les cuivres. Une touche qui rappelle celle de Talking Heads sur Behind the Mask et son refrain bien 80-90’s, un peu pompier aujourd’hui en matière de disco-pop dansant, mais où l’on adore retrouver ces fameuses radées tranchantes de cordes du Sakamoto symphonique.

Après Boku no Kakera et son ambiance très atmosphérique, quatre perles se succèdent avec des titres assez longs, d’abord Once in a life Time, trip psyché ouvert par une longue intro de sax, instrument encore en surplomb et de plus en plus déchirant avec la raucité d’un cri sur l’étourdissant Ubi. Un sax qui lâchera un chorus toujours effréné  sur Riot in Lagos, entre scratch et broken beat, dans un montage rythmique halluciné alliant groove de basse et drumming de dingue. Enfin pour conclure, les fans des B.O de Sakamoto (il en a composé une quarantaine, même si le grand public retient surtout Furyo ou le Dernier Empereur), retrouveront avec bonheur l’inoubliable Merry Christmas Mr Lawrence, célèbre thème de Furyo, le filme d’Oshima où l’acteur Sakamoto fait face à David Bowie. C’est encore ici le sax qui porte sa célèbre mélodie durant les près de sept minutes de cette compo atmosphérique, ultime bijou d’un opus qu’on a d’autant plus hâte de découvrir en live puisqu’ Asynchrone présentera ce répertoire en concert le 29 novembre prochain à L’Amphi Opéra Underground de Lyon avec en prime un quatuor à cordes. Immanquable !

 

 

FABRICE MARTINEZ «Stev’ in my Mind» ( L’Autre Distribution)

Il y avait longtemps que l’idée de jouer du Stevie Wonder trottait dans la tête du trompettiste Fabrice Martinez, comme un rêve d’enfant chez ce musicien aguerri et multi-cartes que l’on a croisé entre autres au sein de l’ONJ, dans le Supersonic de Pourquery, le New Quartet de Daniel Humair ou encore au sein du fameux Sacre du Tympan de Fred Pallem. La rencontre avec le batteur Romaric Nzaou à Pointe Noire (Congo) a été le déclencheur du projet puisque tous deux partagent la même admiration pour la discographie de Stevie époque seventies. Fabrice trace alors le synopsis autour du fait que l’icône a vécu une partie de sa vie au Ghana, pour revisiter les compos de ces années au travers de rythmes traditionnels. Batteur et percussionniste avec lequel il a joué dans le Supersonic à Brazzaville, Romaric Nzaou sait en effet tout jouer, du jazz à la pop, en faisant résonner aussi ses origines d’Afrique Centrale. Plongé dans la vaste et prolifique période de 1970 à 79, Fabrice a notamment craqué pour l’époque Motown, mais écartant d’emblée les méga tubes intouchables. Des 26 titres gardés en play-list, il en a retenu la moitié qui avait le plus vif intérêt musical à leurs oreilles, écrivant dans la foulée pour une formation à l’instrumentation vintage de première bourre. On y redécouvre l’énorme groove du bassiste franco-camerounais Raymond Doumbé (Miriam Makeba, Manu Dibango…), et pour le son typique du Hammond B3 c’est Bettina Kee croisé dans le Sacre qui a été appelée pour tenir l’orgue.(et qui a inspiré la compo de la chanson No Time). Pour parfaire la trame sur laquelle viendra se déposer la trompette, l’instinctif Julien Lacharme à la guitare boucle ce redoutable quintet dont le «Stev’ in my Mind» est paru le 13 octobre dernier.

Dès l’intro avec A Seed’s A Star, on craque pour la ligne de basse du bon Raymond, bordant la frappe de Romaric tandis que la trompette du leader rivalise avec les stries très rock de la guitare. Une basse toujours en avant pour imposer le tempo groovy du Boogie on the reggae woman où l’orgue donne la couleur soul et R&B de ce titre et où la trompette flirte avec Miles. Autre pépite mais compo de Fabrice Martinez insérée parmi les emprunts wonderiens, On Tour déroule son electro groove entre basse enivrante et drumming métronomique, sur des synthés répétitifs et où les cordes du piano lorgnant vers la kora instillent une touche afrobeat. Guitare et trompette dialogueront après la cavalcade proche d’une rumba endiablée de Do yourself a favor, avant que Djul se lâche dans un chorus enflammé et nettement plus jazz-rock déposé sur lit d’orgue.

Autres pépites en enfilade, Visions a la douceur d’une caresse où l’on aime beaucoup les sons réverbérants et croisés de la guitare à la basse, avec une trompette rappelant l’univers d’Airelle Besson. Suit We Can Work it Out, cette fois empruntée au duo Lennon / Mc Cartney,  pour l’emmener avec les synthés vers un electro-rock funky par la rythmique saccadée de la guitare et une trompette en ébullition. Guitare toujours bien rock pour un beau solo final sur Black Man démarré plutôt jazzy, comme encore dans la puissance fanfaronnante de Look Around. Plus apaisés, Young et No Time qui marient trompette et orgue clôturent cet opus solaire et so cool.

 

 

SOPHIE ALOUR «Le Temps virtuose» (Music from Source / L’Autre Distribution)

Je connaissais Sophie Alour plus de nom que pour sa musique, que je croyais -à tort- peut-être trop free à mon goût. Un a-priori qui perd tout son (non) sens à l’écoute de ce nouvel album qui est déjà le neuvième de la souffleuse quimpéroise, marquant comme un arrêt sur image à l’aube de ses cinquante ans, dont la quasi moitié vouée à sa carrière. Débutant à la clarinette avant de passer au sax ténor, la musicienne qui a commencé avec le trompettiste Stéphane Belmondo puis qui a rejoint Rhoda Scott dans son Lady all Stars (avec Airelle Besson et Julie Saury, et que l’on avait pu découvrir à Vienne), s’est affirmée comme compositrice au vu de cette riche discographie qui m’était donc inconnue à ce jour. Jusqu’à « LeTemps Virtuose» qui est paru lui aussi ce 13 octobre, et qui a été donné le même soir en concert à l’Opéra Underground de Lyon dans le cadre du Rhino Jazz(s) Festival, où je n’ai pu malheureusement entendre en live ce beau répertoire (étant en train de découvrir par ailleurs celui très pop-rock de Jim Bauer). D’autant que ce nouveau projet convoque côté cordes la fine guitare de Pierre Perchaud (repéré dans l’ONJ époque Daniel Yvinek, et leader du trio Fox) et le violoncelle toujours enchanteur de l’incontournable Guillaume Latil, sous les baguettes de la grande Anne Pacéo (remplacée lors du concert lyonnais, Ndlr).

Cette réflexion sensible et pénétrante sur le Temps qui modèle, transforme et révèle l’artiste à lui-même, a visiblement inspiré la musicienne à l’heure de sa pleine maturité, l’alchimiste des sons (élue artiste instrumentale de l’année dernière aux Victoires du Jazz après avoir décroché le Grand Prix de l’Académie Charles Cros en 2021),en quête de sérénité, s’offrant la liberté d’affirmer son grand éclectisme, en usant de toutes les musiques qu’elles a abordées, du jazz au rock, du classique à l’afro malien.

Pour reprendre en canevas mais dans le désordre les titres de ce riche album, voilà une Petite anatomie d’un présent qui passe, ballade mélancolique qui agit comme une douce berceuse entre le souffle du cuivre et la guitare à double facette de Perchaud, entre finesse classique et son bien rock, ce bien nommé Temps cannibale (en clôture) court et superbement apaisant où sur le grave du cello vient se poser le souffle du sax. Pour conjurer la fuite de l’Ici et Maintenant, qui offre une joyeuse tournerie entre flûte, percussions et cordes, semblable à la danse d’un folklore imaginaire, on peut soit rester Tout nu et se laisser aller à la plénitude, ou alors se dresser Vent debout, joli thème croisant la flûte asian touch (esprit Sakamoto) au violoncelle baroque, telle une musique galante que la bretonne va emmener vers la côte irlandaise, dans l’entrain discret d’un fond percussif assuré par dame Pacéo.

 

Des compositions atmosphériques qui au delà de la nostalgie mélancolique se veulent positives, nous promettant dès l’ouverture Des Lendemains qui chantent, enveloppé par le doux tricot des cordes de guitare croisées à l’archet de Guillaume, et où le sax va d’abord déposer ses notes éthérées avant d’ouvrir de larges espaces sonores. Il s’immiscera en dérapant plus dans le free après la longue ouverture de Musique pour Messieurs où tout s’emballe, entre le duel des cordes du cello et les riffs de guitare bien rock et les descentes de frappe sur les peaux, avant de retomber au final dans un apaisement crépusculaire. A ce drôle de titre suivra plus loin son pendant, Musique pour Dames cette fois, peut-être la plus belle plage de l’album, par sa touchante mélancolie diffuse, et la superbe sonorité de l’alliance sax-violoncelle tandis que la guitare sonne toute classique.

On aura entre temps voyagé Sous tous les toits du Monde, titre où sous un fond de percussions les cordes déliées s’apparentent à une kora, touche malienne pour la flûtiste très enjouée qui lorgne ici vers les musiques du monde, les voix de choeurs étant assurées par Anne et Pierre. Et déambulé en Roulotte, plus bluesy, où le cello développe un gros son de contrebasse sur des percus lancinantes, voire obsédantes comme elles peuvent l’être dans la musique afro.

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