Sélection CD de la rentrée 4/4 – Novembre 2023

Sélection CD de la rentrée 4/4 – Novembre 2023

Piano & Co…

 Même si ce n’est pas toujours l’instrument du leader compositeur, le piano contribue grandement à emmener leurs compos dans l’univers sonore de l’ambient pour tracer chacun à sa manière un long trip contemplatif : d’abord avec le clarinettiste Yom qui nous scotche avec son transcendant «Alone in the Light», œuvre spirituelle saisissante de beauté et d’émotion, puis chez le batteur Raphaël Pannier qui s’appuie à la fois sur un grand pianiste classique qu’il agrège à un géant du saxo jazz et un maître des machines porté sur le down tempo. Des machines que le pianiste Edouard Ferlet s’amuse aussi à dompter dans de folles expériences rythmiques également dans le registre de l’ambient, quand son homologue luxembourgeois Arthur Possing, ex élève d’Eric Legnini, dévoile sa mélancolie dans un registre classico-jazz beaucoup plus formel.

  

YOM «Alone in the Light» (Planètes Rouges / Baco Distribution)

On connaît depuis vingt ans les expériences hétéroclites du compositeur et clarinettiste virtuose Guillaume Humery -alias Yom– souffleur gaucher mais jamais gauche, passionné notamment à ses débuts par la musique klezmer et tout ce qui le rapproche de sa judaïté ashkénaze. Mais il y a longtemps déjà qu’il mène divers projets plus personnels (on se souvient entre autres de son duo avec le joueur de guimbarde Wang Li) toujours portés par une quête insatiable de spiritualité et de transcendance. Une recherche sonore tournée vers le sacré et la contemplation comme il l’a fait en 2020 en duo cette fois avec le pianiste Léo Jassef sur le bien nommé «Célébration», disque intime et nocturne aux mélodies épurées. Comme une longue introspection, un sillon intérieur qu’il continue de creuser aujourd’hui avec «Alone in the Light», oeuvre de l’épure où Yom et son magnifique pianiste nous offrent l’un des plus beaux bijoux de cet automne.Un album parmi les plus planants et contemplatifs du moment, dans la finesse de mélodies émotives où il faut prendre le temps de se poser, se vider la tête de tout ce qui peut l’encombrer, et plonger corps et âme dans la voluptueuse transcendance vers laquelle nous porte ces dix plages.

Après un court prologue quasi floydien,l’atmosphère contemplative est posée par le piano dès Endless Night avant de prendre un peu de nerf tandis que la clarinette frémissante est d’une délicate émotion. Passé le souffle très mélodique d’Inner Cosmos où le piano plus percussif donne une touche afro, le titre éponyme Alone in the Light porte à la plénitude, à la fois léger et solennel, avec un clavier délié entre classique et jazz. Il ouvre de grands espaces sonores à la clarinette au souffle déchirant, exacerbant l’émotion. Il y a toujours cette gravité sur The Secret longuement dévoilé sur plus de six minutes, tout en fines nuances avec sa mélodie à fleur de peau. Comme une B.O onirique et vertigineuse de profondeur qui nous met en suspension. Et que dire de sa sublissime délicatesse finale, achevée dans un long silence, pour déboucher sur La Promesse et son mouvement de piano alangui.

Avec ses résonances electro sur fond de nappes synthétiques abyssales, ce court morceau totalement ambiant ouvre parfaitement l’explicite Nostalghia, la plus longue plage de l’opus mais aussi la plus merveilleuse, une tuerie de beauté avec son thème de clarinette obsédant, et qui nous semble familier tant il s’incruste vite dans notre esprit et donne envie de le siffloter. Des notes en suspension avant que Yom prenne de l’ampleur dans le son d’un vigoureux chorus.

On bascule alors irrémédiablement dans le contemplatif extatique de l’Other Side, avec sa note de piano continue tombant comme une métronomique goutte d’eau. La beauté dans les thèmes mélodiques, c’est encore le Temps Retrouvé et son élégance classico-baroque dévoilée par un lyrisme exacerbé. Le souffle se fait d’abord plus free, avant de s’apaiser au diapason du piano sur cette ballade galante proche d’un menuet.

Enfin comme en prologue, l’épilogue sur fond de note floydienne, tout en restant dans l’ambient planant, nous fait redescendre en douceur de l’apesanteur pour mieux atterrir de ce long trip, magistral et scotchant, à fleur de ressenti. Une transe méditative en forme de voyage initiatique, dont le sens esthétique devrait renverser d’émotion quiconque a un brin de sensibilité.

 

RAPHAEL PANNIER Quartet & ACID PAULI «Letter to a Friend» ( French Paradox / Idol / L’Autre Distribution)

Voilà encore un long trip de dix plages très étendues, exigeant patience et bonnes conditions d’écoute. Les batteurs leaders et compositeurs sont rares et nous habituent généralement à des albums pour le moins rythmés. Mais Raphaël Pannier, considéré comme l’un des tout meilleurs actuellement, nous embarque dans un concept inattendu qui, à l’instar de Yom, verse allégrement dans l’ambiant contemplatif.

Bardé de prix, passé successivement par les deux plus prestigieuses écoles que sont le Berklee College of Music de Boston puis la Manhattan School of Music de New-York, le batteur parisien à la double culture franco-américaine en matière de jazz a été sideman sur une vingtaine d’albums (dont Bob James! ) avant de sortir son premier album en leader, «Faune» en 2019.  Compos et reprises polymorphes, -de Messiaen à Ravel en passant par Ornette Coleman-, son mix de jazz et classique s’appuie sur un élément clé en la personne du grand pianiste classique Giorgi Mikadze.

C’est ce superbe musicien que l’on retrouve sur «Letter to a Friend» paru la semaine dernière, nouvel album de Raphaël Panier qui, pour repousser encore les limites du jazz contemporain et prendre une ampleur internationale, a convoqué sur ce projet innovant deux figures actuelles mais  diamétralement opposées. D’un côté le géant du saxo Miguel Zenon -ancien directeur musical du San Francisco Jazz Collective, compositeur de quinze albums pour son quartet, nominé neuf fois aux Grammy Awards), virtuose de l’impro avec un sens de la mélodie inouïe. De l’autre, le producteur star de l’electro berlinois Martin Gretschmann aka Acid Pauli, ancien compagnon de Björk, la référence mondiale des sons modulaires et du down-tempo.

Enregistré au Bunker Studio de New-York par John Davis et édité par Marc Karapétian, avec pour boucler le quartet la présence du local François Moutin à la contrebasse, l’album s’est créé sur les sons pré-conçus par Acid Pauli, un système de boucles propice aux solos les plus ouverts à chacun. Fil conducteur thématique de ces mises en musique, une lettre puissante et profonde du peintre Fra Angelico da Fiesole datant du XVe siècle ! Porteuse d’un message universaliste, appelant à l’écoute et à l’ouverture sur le monde, ses dix strophes étaient parfaitement rythmées pour faire éclore dix morceaux évocateurs.

Sur le Reading d’intro, le quartet a convié Harold Green III pour un long spoken-word atmosphérique, entre roulements de batterie et l’alto free de Miguel Zenon. Je parlais de patience , il en faut toujours après la longue intro

de Take Heaven pour rentrer durant huit minutes dans un étrange univers, où les sons électroniques d’Acid Pauli pourraient rappeler une certaine période de Sakamoto. Presqu’aussi étendu, Could we but see reste dans l’atmosphère d’un rythme alangui par la contrebasse de François qui prend parfois des sons de percussions, avec en sourdine un sax assagi et un piano délié.Prêts cette fois à vous faire scotcher au cœur du trip? C’est le planant Take Peace d’une même durée.

Tout autant contemplatif, dans la douceur mélodique d’un piano jazz croisé à un sax chantonnant, The Angel’s Hand se fera déborder par le free quand l’alto se lancera dans un long chorus. C’est face à la contebasse cette fois qu’il chantonne encore, guilleret comme un oiseau -mais au phrasé très bavard-, dans Diviner Gifts,sur fond de nappes psyché plus electro. Comme le fond de bruitage pour Our Way Home, tandis que le rythme s’installe entre les baguettes sur les peaux et les cordes en résonance. Là, on est bel et bien dans l’album d’un batteur, avec un long drumming caisse claire -cymbales, même s’il nous mène au final, jusqu’aux ultimes et indicibles notes, vers l’ambient ultra-confiné d’un sous-marin. On préfère ça à la folie encore bien free qui s’empare du sax face aux deux rythmiciens (batterie, contrebasse) sur le titre rock de clôture, The Day Breaks, The Shadows Flee Away, moins mon kif même si la fin est plus intéressante, puisque là encore, le titre s’étire sur huit minutes. Patience, et exigence toujours, pour rester à l’écoute de cet opus fascinant qui ne ressemble à aucun autre.

 

EDOUARD FERLET «Pianoïd 2» (Melisse / L’Autre Distribution)

Lui aussi est passé par la mythique institution bostonienne d’où il est sorti avec le Prix du Berklee Jazz Performance Award, et lui aussi entend interroger le lien entre l’homme et les machines dans un dialogue organique. A 52 ans, le pianiste Edouard Ferlet a déjà un long parcours et, s’il a notamment réalisé depuis 2000 trois albums avec le contrebassiste Jean-Philippe Viret (dont nous parlions récemment avec l’African Jazz Roots, voir ici) et le batteur Antoine Banville, c’est en 2004 qu’il sort un premier album solo. Et si l’on avoue être passé plus récemment à côté de son Pianoïd, ce second volet qui vient de paraître sur son propre label Melisse nous permet de découvrir avec intérêt son passionnant travail «à quatre mains», organisé avec un piano Silent, un contrôleur midi, le logiciel Ableton et un Dysklavier qui lui offrent des possibilités inouïes (les experts et autres amateurs de technologie musicale comprendront). Ces outils lui permettent en effet de produire des modes de jeu que l’homme seul ne peut atteindre (quantité de notes simultanées, rythmes complexifiés, rapidité d’exécution…). Second volet de son projet, ce nouvel opus explore particulièrement les possibilités rythmiques du piano (tous les son étant produits à partir de l’instrument préparé) et se concentre sur la ligne claire de la mélodie dans des formats presque pop.

«L’homme a créé des robots pour reproduire son geste. Ici, j’utilise la phrase robotique pour faire éclore la poétique et aller vers l’inimaginable et l’injouable. La machine prend vie et me surprend» explique le pianiste-technicien -informaticien qui signe douze plages étonnantes, oeuvrant lui aussi souvent dans l’ambient contemplatif à l’instar des musiciens précédemment cités.

Si Inhale en intro magistrale offre un aspect mélodique leste et vif dans un univers intemporel, cette multiplicité technologique amplifie l’aspect tournoyant de la compo. Mais c’est bien le minimalisme ambient des eighties qui domine le tempo de Reflex avec ses séquences répétitives entêtantes. Le groove percussif du piano jazz sur Raining est une parenthèse puisque From Z to A qui suit revient à la contemplation dans un néo-classicisme très actuel, mélancolique voire triste, proche des ambiances d’Agnès Obel ou d’Hania Rani. Un climat encore plus sombre, étrange et comme au ralenti, se dégage de Herd Instinct, electro-ambient avec ses séquences tournantes et répétitives qui donne la sensation d’une filature nocturne. Une atmosphère très explicite sur Night Moves tout aussi contemplative.

Comme pour l’intro, le bien nommé Excess offre une mélodie vivace qui tient du générique, là encore haletante comme la B.O imaginaire d’une poursuite de cinéma, où l’on aime l’élégance des ronds de mains du pianiste et ses tournures néo-classiques. Celles de Cécile, très jolies aussi, nous fait un peu penser à Christophe Waldner dans Foehn, comme encore sur Twisted Mind, alternant à l’instar de notre trio lyonnais et d’autres groupes electro, tourneries speedées et climats soudainement apaisés. Mais notre gros coup de cœur ira à Bord de Nuit, superbement scotchant, avec la poésie érotique de Nancy Huston (feat.BabX) évoquant l’«interpénétration» de deux humains,où les mots sont rythmés par les cordes. Un spoken-word qui peut rappeler celui d’un groupe eighties comme Savoir Faire ou plus récemment, l’écriture et l’interprétation d’un Renaud Papillon-Paravel.

Enfin comme un vertige immobile, très atmosphérique entre le grave de l’ostinato du piano et des séquences virevoltantes, Intempéries précède la clôture de ces 46 minutes passionnément sophistiquées par Sun Dog en bonus track qui revient à un piano jazz qui groove et swingue de façon plus standard.

 

ARTHUR POSSING «ID:entity» (Challenge Records / Double Moon)

La liste continue des pianos solo s’allonge encore avec la découverte du jeune luxembourgeois Arthur Possing, qui avait commencé dès six ans par la percussion avant de passer au piano classique. Un instrument qui va le guider vers le jazz en intégrant le prestigieux Conservatoire royal de Bruxelles dans la classe du maestro Eric Legnini.

Contrairement aux artistes précités -comme aussi à Demian Dorelli, autre pianiste que l’on a découvert cet été dans son superbe album solo «My Window «(voir ici), Arthur Possing signe à vingt-sept ans un premier album solo qui ne situe pas dans les climats atmosphériques et contemplatifs de l’ambient, mais plus classiquement dans un univers pianistique basé sur la «chanson» non chantée, combinant comme tant d’autres, covers de grands titres et improvisations libres faisant appel aux multiples textures du clavier.

Des choix qui relèvent du personnel et révèlent un peu de l’intime sans pour autant cerner vraiment le garçon, hormis une certaine tendance à la mélancolie (Midnight Light, ou bien sûr la reprise du Fields of Gold de Sting et sa mélodie au doigté délié), mélancolie bousculée parfois par du swing (Startin’) ou du blue-jazz (Seven Day, encore emprunté à Sting…). Le bon goût en matière mélodique est évidemment marqué par la joliesse du Cinematic repris à son prof Legnini, mais aussi sur ses propres compos «chantantes» comme l’explicite Folk Song ou encore Val Pellice. Même si avouons-le, ce sont bien les quatre reprises qui nous ont d’emblée le plus séduit l’oreille (avant même de s’apercevoir que c’était des covers), tel encore sur le long (plus de 6mn)  Beatriz en clôture, emprunté à Edu Lobo & Chico Buarque.

Mais un pianiste à suivre dans son émancipation, s’il affirme à l’avenir plus de personnalité et d’imagination.

 

 

N.B:  Au rayon piano, découverte aussi d’une autre diplômée du Berklee College of Music de Boston, avec la varoise Nathalie Ballarini qui, après un premier album solo «Piano Zen» revient en trio cette fois avec «Plein Air», associée aux musiciens antibois Jean-Christophe Gautier (contrebasse loop) et Luca Scalambrino (batterie). Une musique assez inclassable combinant classique(le titre éponyme en intro), versatilité du jazz (le joli thème de Zygote), lyrisme plus pop et rock (Sati Rick). On aime le son de cello souvent joué par l’archet qui fait un beau mariage avec le piano sur Tuvaou et la poésie en spoken-word de Rapamiel. Du groove swinguant de Plume au sens mélodique alerte de 7eme Sens, il ya de la Présence dans ce trio, comme s’intitule le très rythmé titre de clôture.

(Nathalie Ballarini Trio – «Plein Air» – Une Hirondelle Fait le Printemps)

 

On a en revanche moins été enthousiasmé par le dernier opus de Baptiste Trotignon, même si le grand pianiste s’est entouré des pointures Matt Penman à la basse et Greg Hutchinson aux drums pour son «Brexit Music».Reprendre une chanson connue est chose fréquente chez les jazzmen, et comme tant d’autres il l’a déjà fait par petites touches, mais là il s’agit pour la première fois d’un album exclusivement fait de covers, sorte de panorama de la pop music anglaise. Du Drive my Car des Beatles à Fake Plastic Trees de Radiohead, treize titres mêlant Police, Pink Floyd, Led Zepp’, Queen, Costello, Bowie, Wyatt…On les connaît certes tous, ont les apprécie certes tous, et pourtant pas d’étincelle particulière ni de révélation fulgurante dans ces versions en trio jazz classique, même si l’énergie et le plaisir du jeu sont d’évidence là. Chacun se fera son opinion en tout cas sur ce répertoire passe-partout.

(Baptiste Trotignon – «Brexit Music» – Naïve / Believe)

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