Sélection CD de l’été – Août 2023 – Part.2

Sélection CD de l’été – Août 2023 – Part.2

Les valeurs sûres

De grands noms comme autant de valeurs refuges sont au menu de cette seconde sélection estivale, d’abord avec deux divas que l’on aime particulièrement, la pétillante Américaine Robin McKelle revisitant Ella Fitzgerald qui l’a tant influencée, et l’Irlandaise désormais parisienne Kaz Hawkins qui revient déjà avec de nouvelles compos tourneboulantes dans la lignée du disque qui nous a renversé l’an dernier. Ceux qui l’ignoraient encore découvriront le versant jazz passionné et passionnant du mythique batteur des Stones, Charlie Watts, et l’on fondra de plaisir à réentendre quelques grands titres de Michel Legrand revisités par le trompettiste et chanteur Nicolas Folmer, entouré d’un casting de très haute volée. Que du bon !

 

ROBIN McKELLE «Impressions of Ella» (Doxie Records/ Naïve/Believe)

On avait salué au printemps 2020 la parution d’«Alterations» (voir ici) où la grande Robin McKelle rendait hommage à une pléiade d’artistes féminines qui ont fortement inspiré la carrière de la jazzwoman américaine. Mais c’est surtout Ella Fizgerald,à laquelle d’ailleurs on la compare souvent, qui aura influencé la voix, le swing, le son et le style de Robin McKelle qui lui consacre ce neuvième album explicite comme pour se reconnecter à la source de sa «mère nourricière».Pour ces dix titres qu’elle produit avec des arrangements signés Xavier Davis, la pétillante Robin s’est entourée d’un trio majeur avec Peter et Kenny Washington (contrebasse et batterie) et le légendaire pianiste Kenny Baron, tous réputés pour leur remarquable finesse et choisis pour leur parfaite connaissance et leur sensibilité au répertoire fitzgeraldien.

Celle qui a passé sa vie à explorer et se frotter à la vaste diversité de la musique américaine, de la country au R&B et à la soul -et dont on a pu aussi mesurer la pêche généreusement rock&roll sur scène- fait comme un retour à la maison familiale en renouant avec le jazz initial, et l’inévitable icône qui l’a introduite au jazz vocal.

«Impressions of Ella» en offre la pleine mesure avec le choix d’un répertoire intemporel qu’elle se réapproprie dans une filiation bien légitime et comme innée, avec le naturel sympa et séduisant qu’on lui connaît. Le swing d’un trio classique sur Old Devil Moon en intro, le phrasé et le sens du tempo avec un piano très en avant sur le court My One and Only, la sensualité intimiste sur plus de six minutes de cool jazz dans Lush Life, avec son fin tricot de contrebasse et un chant syncopé, l’art du scat sur le swing toujours alerte de How High the Moon… Cerise sur le gâteau, voilà en seul featuring de l’album la voix magique du rare Kurt Elling, l’un des derniers crooners de légende pour un dialogue sur le cultissime I won’t dance où la charmante Robin lui parle en français (Ah ce fameux merci beaucoup !..), duo qui pourra nous rappeler ceux du regretté Tony Bennett avec Lady Gaga. Une sensualité qui mène naturellement à Embraceable You, slow porté par le tempo des balais, une contrebasse bien posée et la légèreté chantonnante du piano.

Comme pépite de cool jazz avec le charme d’hier, la ballade intemporelle de Do Nothing til you hear from Me s’étire sur sept minutes, prenant nonchalamment un groove très blusy qui nous plonge peu à peu dans l’ambiance d’un salon cosy ou d’un club feutré.

Alternant ces doux moments au swing le plus redoutable (Taking a chance on Love), celle qui chante comme elle respire se promène encore en matière de jazz vocal sur Robbin’s Nest où la fluidité de son scat qui n’en fait jamais trop est savamment mesurée. On se laissera toujours prendre à la douce nostalgie de la célèbre ballade April in Paris, avant de fondre une dernière fois sur Soon en clôture.Une fois de plus, la grande classe Robin !

 

KAZ HAWKINS «Until we meet again» (Dixiefrog / Rock’nHall)

En signant l’artiste nord-irlandaise Kaz Hawkins, le label Dixiefrog nous a fait une révélation majeure, confirmée depuis par des concerts inoubliables. Après nous avoir époustouflé avec sa riche compil’ «My Life & I» que j’ai  placé en tête de mon best-of 2022 (voir ici), revoilà déjà la touchante diva (désormais installé à Paris et jouant avec des musiciens français) avec un nouvel album qui confirme s’il en était encore besoin le talent de songwriter d’une chanteuse qui a su faire de son douloureux parcours de vie un creuset où puiser matière à nous émouvoir. Une fois de plus, entre ballades déchirantes, blue-gospel et R&B très péchu, on découvre avec bonheur ces dix titres dont huit sont de nouvelles compos ( la sublime ballade country-folk The River that Sings et le puissant Don’t make Mama cry figurant déjà sur My Life & I).

Et ça démarre très très fort avec Pray to qui scotche d’entrée par du gospel à capella avant que la rythmique, avec notamment Amaury Blanchard aux drums, fasse du rentre-dedans avec du monde et du gros son. Puissante voire rageuse, précise et nuancée avec ses émouvantes fêlures, la voix subjugue et pousse à l’instar de la grosse basse survoltée de Julien Boisseau et du solo de guitare de Stef Paglia. Ultra carré, ça tombe sec comme encore sur Get Up and Go qui suit, R&B au son heavy-rock dont la force mélodique plus seventies rayonne dans un superbe final bordé de choeurs, et qui donne comme sur Lonely Boy, émouvante chanson pop-folk groovy sur la solitude, l’impression que l’on connaît déjà ce morceau. C’est dire combien ces refrains accrocheurs font mouche. Plus joyeux et cuivré avec la trompette de Benoît Gaudiche et les sax de Guillaume Sené, Hold on for Home pur R&B offre un bon chorus de Hammond B3 de Cédric Le Goff, quand le titre éponyme Until we meat again, d’une facture pop-rock 90’s plus classique, lorgne vers le son FM californien avec un chorus de guitare plus west-coast.

Avec Kaz, on est toujours impressionné par la force de sa sincérité libératrice  qu’on ressent bien provenir d’un vécu (Don’t make Mama cry). C’est encore le cas sur la déchirante ballade Standing Tall, sorte de blue-gospel symphonique avec ses cordes en fond (Anne Andlauer, Hélène Brissieux, Claire Le Gall, Stéphane Charles), slow qui tue dont l’orgue renforce la touche sixties à la manière de Procol Harum. Autant de confessions personnelles où la grande dame s’affirme majestueusement telle qu’elle est, ainsi de l’explicite I gotta be Me, prouvant qu’après s’être battue et avoir réussi à extraire le diable de la bouteille (Get the Jack from the bottle) autrement dit exorcisé ses démons intérieurs à force de courage de résilience, l’artiste qui a eu 50 ans en janvier dernier, renaît de la plus épatante façon. Encore une sacrée belle leçon de vie !

 

CHARLIE WATTS «Anthology» (BMG)

Cela fera deux ans ce 24 août que nous a quittés Charlie Watts, légendaire batteur du non moins légendaire groupe des Rolling Stones pour lequel il aura tenu les baguettes durant près de soixante ans. Si chacun connaît son jeu élégant et inventif dans le plus grand groupe de rock du monde, beaucoup ignorent encore que le discret et fringant dandy n’a pourtant jamais été un adepte du rock’n’roll circus, sa passion première étant le jazz depuis son adolescence au début des sixties. Il aura attendu plus de vingt ans d’avoir le temps de s’y consacrer dans diverses configurations (quartet, quintet, tentet ou grand orchestre) et c’est toute cette riche période moins connue dans la carrière du batteur que BMG a eu l’excellente idée d’exhumer pour nous proposer la première anthologie complète de son catalogue jazz, une rétrospective commençant en 1986 lorsque Watts inscrit son propre nom sur un album entouré de collaborateurs triés sur le volet.

Le résultat est à la hauteur du personnage avec ce très classieux double CD soigné comme un petit livre cartonné, avec de belles photos en noir et blanc d’Anton Corbijn et un texte de présentation (en anglais) du critique Paul Sexton.

Pas moins de vingt sept titres sont à (re)découvrir, d’abord avec un premier CD ressuscitant les grandes heures du swing à l’image de Stompin’ at the Savoy et Flying Home du maître Benny Goodman, mais aussi des titres de son ami saxophoniste Peter King, d’autres de Charlie Parker (Bluebird, Cool Blues...) et de belles ballades romantico-symphoniques de Gershwin. Mais c’est surtout le second CD compilant des titres plus «récents» (à partir des années 2000) que nous avons trouvé passionnant, particulièrement les trois premiers morceaux qui sont des compos du batteurs. On découvre alors sur le très percussif Roy Haynes une patte electro insoupçonnée, le groove très latino de Airto, et surtout la longue et splendide Elvin Suite qui, avec beaucoup de feeling offre par la voix et son ambiance plus afro, une couleur typiquement musique du monde. Il y a encore de l’afro dans la voix sur Roll’ Em Charlie avec son haletante rythmique qui emportera la compo de Peter King dans un tourbillon plus jazz-rock.

Le reste de cette seconde galette s’apparente plus à la première, alternant à nouveau swing étincelant (What’s new, Swindon Swing, Rockhouse boogie le tube de John Lee Hooker…) et ballades sensuelles (Tin Tin Deo en version live comme Take the A Train). On aime particulièrement le Sunset and the Mockingbird, célèbre thème latino-cubain repris à Duke Ellington étiré en live à douze minutes et d’un bel éclat orchestral, avec un incroyable et vertigineux dialogue de trompettes. Bref, voilà de quoi entendre Charlie Watts sous un jour différent voire bien méconnu, peut-être bien plus passionnant encore que comme rythmicien pilier des Stones…

 

NICOLAS FOLMER «Michel Legrand Stories» (Cristal Records)

S’il est paru en février dernier, on a reçu ce bel album avec retard et il est encore temps de l’inclure dans ces chroniques. Quatorze ans après une rencontre coup de foudre avec Michel Legrand dont il partage les univers (chanson, jazz musique pour le cinéma), le trompettiste (et chanteur ) Nicolas Folmer se réapproprie huit titres du répertoire de l’immense compositeur avec lequel il partage aussi un goût sûr pour le travail d’orchestration, comme il l’a déjà fait d’ailleurs en 2019 dans «So Miles» consacré à Miles Davis.

Une set-list qui convoque un casting all stars avec le gratin du jazz français dont Dédé Ceccarelli et Stéphane Huchard aux drums, Philippe Bussonnet à la basse et Jérémy Bruyère à la contrebasse, Olivier Louvel aux guitares, Vincent Bidal , Laurent Coulondre et Emil Spanyi (inconnu jusqu’alors de nos services) au piano, Stéphane Guillaume, Lucas Saint-Cricq et Robinson Koury aux cuivres, Michel Casablanca aux percussions additionnelles, mais encore une belle section de cordes parmi laquelle entre autres Line Krus et Caroline Bugala aux violons. Excusez du peu !

C’est une compo de Nicolas Folmer, Michel Legrand et moi, qui ouvre le disque telle une B.O élégante et aérienne, avec la touche symphonique des cordes et la délicatesse des balais et du piano. On aurait bien vu la voix de David Linx (autre artiste de Cristal records) sur How do you keep music playing qui suit, mais c’est celle,très proche d’ailleurs, du trompettiste qu’on entend sur ce titre où le groove s’installe peu à peu. Parmi les pépites de l’album, notre préférence va sans hésitation à La Chanson des Jumelles (Les parapluies de Cherbourg) dans une version inédite et géniale, très truffazienne par son côté plus sombre et electro-jazz, croisant les stries assez free d’une guitare jazz-rock et un synthé plus psyché à des voix de choeurs dans l’esprit seventies de Magma.

Excellentissime trompettiste,Nicolas Folmer chante bien et si on l’a comparé à Linx c’est bien à Legrand lui-même qu’on pense en entendant Les enfants qui pleurent, courte chanson évoquant un chagrin d’amour, entre guitare planante et volutes de piano. Mais comment ne pas songer encore à Linx sur le merveilleux What are you doing the rest of youre life, cinématique, féerique et onirique, où transparaît tout le lyrisme de Legrand. Outre la voix de crooner façon Bennett ou Sinatra, on aime la gravité et la profondeur des cordes à la manière d’un Jean-Claude Vannier – autre immense orchestrateur-, ses chorus d’abord de piano puis de trompette, sur le tempo salace entretenu par le trio rythmique. Une rythmique toujours très carrée avec un piano endiablé (où l’on découvre Emil Spanyi au Fender Rhodes) sur You must believe in Spring développé sur près de sept minutes et qui s’achève sur le thème subliminal des Moulins de mon coeur, tube auquel on aura échappé.

Cette rythmique est très actuelle pour Papa can you hear me, pur cool jazz avec un superbe chorus de sax, la clarinette basse de Stéphane Guillaume et une belle orchestration des cordes en fond.

 Pour conclure, deux titres rappellent les collaborations de Michel Legrand avec Claude Nougaro, d’abord la jolie ballade de La Belle au bois dormant sur les beaux mots du chanteur (reprise encore dans une version alternative en final, avec de fines résonances du vibrato d’Olivier Louvel), puis le cultissime Les Don Juan, dans l’esprit du swing des sixties et où Nicolas boxe les mots à la façon du petit taureau toulousain et scatte sans autre effet que son feeling naturel.

Un très bel et séduisant album pour perpétrer le génie intemporel de Legrand et découvrir, pour ceux qui l’ignorait, la grande classe de Nicolas Folmer et ses multiples talents.

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