Sélection CD – Décembre 2023

Sélection CD – Décembre 2023

Pour réchauffer l’hiver !

 Une dernière sélection avant de dévoiler le Best-Of qui clôturera 2023 la semaine prochaine, avec encore quelques cartouches en matière de groove multi-facette, du hip-hop electro-soul de nos amis lyonnais d’Electrophazz qui remontent le temps avec maestria, à l’ardent flamenco-jazz d’Antonio Lizana découvert live au Rhino,en passant par l’éthio-jazz trempé d’afrobeat du Negarit Band, et l’album all stars du batteur maroco-sénégalais Mokhtar Samba. Quatre albums à caler sur la platine comme on enfourne une bûche dans l’âtre. Ça réchauffe !

ELECTROPHAZZ «Back to the Future» (Phazz Production / Inouïes Distribution)

En chroniquant en début d’année l’incroyable album de Da Break, je posais la question de savoir ce qu’il allait resté aux Américains à l’écoute de leur hip-hop soul-jazz old-school, comme tout droit venu des 90’s tel qu’il se pratiquait dans les clubs les plus hype de L-A et de New-York. Tout y est, hormis le fait qu’il s’agit de musiciens lyonnais ayant enregistré en campagne beaujolaise ! On peut se poser exactement la même question en cette fin d’année, à l’écoute cette fois de «Back to the Future» le quatrième album de leurs collègues d’Electrophazz, autre fleuron de la scène régionale depuis quinze ans déjà. Sous la houlette du pianiste-claviériste David Marion(également pilier du Super Mojo de Pat Kalla) Yann Phayphet (basse), Japhet Boristhène (drums) et Jean-Alain Boissy (saxos et flûtes) ouvrent un nouveau chapitre dans le voyage introspectif  initié par «Electric City» (2017), toujours en portant des messages d’amour et d’espoir côté textes, mais en plongeant dans le passé pour mieux se projeter dans l’avenir côté musique. Back to the Future, explicitement rétro-futuriste comme le suggère l’artwork de Gonoh pour la pochette, nous replonge donc lui aussi au meilleur des années 80-90 en matière de hip-hop soul-funky mais avec le son de l’electro-jazz actuel, la prouesse résidant là encore dans le fait qu’il s’agit d’un disque «fait à la maison» dans nos campagnes. Enregistré dans un petit lieu-dit du Pilat, chez les parents du saxophoniste où Vincent Dijoux et David Marion ont installé leur studio mobile. Le groupe s’y est retranché une semaine pour renforcer les liens et poser les bases de ces quatorze titres, avant un gros travail d’éditing et de post-production chez David, savants bidouillages notamment pour donner des effets plus électriques au sax, et ça va s’entendre! Enfin, c’est sous les doigts experts de Stéphane Piot au mythique studio de l’Hacienda qu’ont été mixées toutes les nombreuses sources pour leur redonner une nouvelle (et terrible!) dimension.

Parmi elles et force très importante chez Electrophazz, les diverses voix qui viennent en feat. sur les morceaux, notamment la merveilleuse chanteuse Mickaëlle Leslie et le sage rappeur londonien Eneeks, désormais habitués aux live d’Electrophazz mais qui n’avaient encore jamais enregistré avec le quartet. Mais aussi des invités prestigieux comme Beat Assaillant et son flow groovy, la sensuelle Delphine Blanc alias Carmen Daily, le rappeur bruxellois Dynamic ou encore Bhagya Bose rencontré lors de la tournée en Inde. Et si l’on n’a pu assister à la release party au Ninkasi Gerland en octobre pour cause de Rhino, on avait déjà pu découvrir la présence impactante de Mickaëlle Leslie et de Eneeks au concert d’Electrophazz à Batôjazz l’année dernière, notamment à travers plusieurs titres qui sont aujourd’hui gravés  de façon léchée sur ce nouvel album.

Après une introduction où le sax  donne dans le free jazz, c’est encore lui qui ouvre grand large le son de We Are sur un tempo de basse groovy, slow puissant rappelant les tubes hip-hop & soul des nineties, mieux encore avec le tubesque disco-funky de Finding my Way avec le flow rappé de Beat Assaillant, léger et festif, sur fond de synthés vintage. Plus actuel, Deep Change où Delphine Blanc apporte une belle sensualité, croise boucles synthétiques et broken beat rappelant suavement Laurène Pierre Magnani chez A Polylogue from Syla. Belle pépite suivie d’un premier interlude What a Gift où l’on s’enfonce dans le deep plus profond avec en feat. Lle spoken word de Bhagya Bose. Instant planant et apaisant entre sax aérien et piano vaporeux, ouvrant sur le titre éponyme, le très puissant Back to the Future qui, entre vocoder et scratch, va part partir en jazz-rock fusion comme à la grande époque, avec rugissement du sax et rythmique basse-batterie ultra véloce.

C’est encore une grosse attaque de basse sur un drumming appuyé qui entame LOVE, titre où l’incroyable flow d’Eneeks fait des merveilles avant un final digne de Robert Glasper. Il laisse le micro à Agyei pour The One qui suit où le vocoder rappelle l’univers du claviériste new-yorkais sur ce slow psyché et sensuel qui offre un beau duo vocal avec Mickaëlle et ses superbes nuances. Encore une pépite où les volutes du synthé enrobent un chorus de sax très sexy. Ce son bien sculpté du cuivre  (on a parlé du gros taf de studio) resplendit toujours sur la ballade éthérée de l’optimiste Sun after the Rain avec le flow cool d’Eneeks où l’on pense encore à Glasper.

Un second interlude The Morning After reste dans l’ambiance rétro-futuriste où le sax s’envole dans des sonorités spaciales, tandis qu’Eneeks débite son spoken-word.

 

Comme un clin d’oeil aux décalages spatio-temporels du film Retour vers le Futur et sa fameuse voiture, The Delorean Race prend la vitesse d’une fusée sur ce disco-funky aux synthés vintage, ardemment mené par la ligne de basse et la frappe du batteur. Si My Proud avec le rappeur belge Dynamic bénéficie du double souffle de Jean -Alain aux sax et flûte, il est peut-être par trop classique, du déjà entendu en hip-hop new yorkais, pourtant dans la veine de mon groupe fétiche en la matière, les Fun Loving Criminals… Mais le titre qui porte sans doute le mieux son nom reste  Miracles, qui nous avait déjà fait beaucoup d’effet en live à Batôjazz où d’ailleurs Michaëlle Leslie avait fini en  larmes, et nous au bord. Après une superbe intro de basse joliment tricotée sur fond de piano, la sensualité exacerbée de la chanteuse -qui n’a rien à envier aux stars soul-R&B d’outre-Atlantique- illumine cette déchirante ballade à l’émotion aussi pure que puissante. Un dernier bijou dans la scintillante vitrine d’Electrophazz, décidément orfèvres en la matière.

 

 

ANTONIO LIZANA «Vishuddha» (Cristal Records)

J’ai découvert l’ardent andalou Antonio Lizana directement en live cet automne au Rhino Jazz(s) Festival qu’il a enflammé, au lendemain de la parution de son cinquième album sans en connaître encore la teneur. Quoi de mieux pour en ressentir les vibrations les plus charnelles, l’intensité débridée qui exhale de ce brillant mariage, de raison comme de liaison, entre le flamenco traditionnel de ses racines au meilleur du jazz et ses digressions improvisées. L’originalité d’un flamenco-jazz sans guitare sur scène, mais où sur ce disque on croise en feat. Louis Winsberg et José Manuel Leon ainsi que diverses voix (Montsé Cortés, Sheila Blanco) avec bien sûr celle d’El Mawi de Cadiz à la fois vocaliste et danseur aux claquettes au sein du quintet, Ana Salazar aux backing vocals, trois cuivres supplémentaires, le clapper Cepillo et le percussionniste Ruven Ruppik, soit un casting de luxe autour du fervent quintet du chanteur saxophoniste.

Un sax qui lui donne des ailes pour décoller et s’envoler en solo, emporté par la fougue inventive des jazzmen qui l’épaulent, à commencer par le merveilleux pianiste Daniel Garcia, expert en noces du flamenco et du jazz, et la rythmique au carré apportée par la basse d’Arin Keshishi et le drumming de Shayan Fathi.

Cette rythmique qui porte dès l’intro le swing joyeux de Camino et son piano éminemment jazzy , bordé de cuivres (flûte, trombone, trompette), où résonne l’accent andalou d’Antonio au chant, avant que son alto s’élance dans un superbe solo. En chorus, il semble chanter aussi sur la puissante ballade d’ Amar, où l’on reconnaît d’emblée le son et le style de Winsberg en feat. pour un solo. C’est son homologue en guitare gitane José Manuel Leon qui prend la suite sur Los Motivos, encore un parfait mix de jazz assez rock et de rythmes flamencas.

Un redoutable mélange qui fonctionne aussi en mode douceur, comme appliquée par le piano sur Soledad, agrémenté d’un orgue qui ajoute à la profondeur du chant flamenco. On retrouve la guitare de José Manuel dans le refrain accrocheur de Mis Melodias porté par un gros travail sur la batterie du subtil Shayan Fathi. Mais avant  le très intense Vishuddha qui donne son titre à l’album et qui en sanskrit se traduit par Pureté (le 5e des chakras, comme le 5e album du 5tet…), c’est El Rio qui nous éblouit, par la douceur de cette ballade au refrain néo-folk façàn Ricky Lee Jones, offrant un superbe duo vocal avec Sheila Blanco, porté par la magnifique légèreté du piano et où vient se déposer un solo de sax feutré. La preuve ultime que l’intensité ne nuit pas à la pureté, comme le démontre ce fulgurant album de flamenco-jazz.

 

 

NEGARIT BAND «Origins» (Buda Musique / Socadisc)

Si depuis l’après-guerre, l’Ethiopie a connu de nombreux ensembles et orchestres qui ont un temps fait la réputation du mythique« Swinging Addis», cette veine s’est peu à peu asséchée jusqu’au tournant des années 2000 où une nouvelle génération (la cinquième) s’est attelée à la renaissance de l’éthio-jazz, en combinant racines traditionnelles et modernité. Créé en 2012, Negarit (qui tire son nom d’un tambour, insigne historique de la royauté et du pouvoir et qui symbolise aussi la mobilisation générale), est devenu l’orchestre leader de la scène éthiopienne, emmené par son leader Teferi Assefa. Un batteur-percussionniste formé au jazz dans une académie polonaise et qui a mené des recherches musicologiques dans le grand Sud de son pays d’origine, gisement de matières à revitaliser. Expatrié depuis à Los Angeles, c’est là qu’à été mixé ce nouvel album «Origins» contenant douze titres enregistrés en 2017 à Addis Abeba, et qui sort aujourd’hui dans la collection Ethio Sonic du label Buda Musique.

Soixante quinze minutes où les huit membres du combo sont rejoints par six musiciens supplémentaires en guest, croisant l’étrangeté parfois sombre de l’éthio-jazz ( Emahoy en intro, avec son sax râpeux et ses vocalises incantatoires,ou Saint Yared plus loin) à des ambiances plus joyeuses. Comme dans l’afrobeat cuivré d’ Arba Minch avec ses chants de groupe, ses percus et le souffle prégnant de la flûte, sur un beat très répétitif où la guitare tricote un jazz aux sonorités maliennes, ou de Filae Goferae avec une basse très active. Une basse qui fait un beau solo sur le long Lalibela (9 mn), très actuel avec notamment ses voix aux effets électroniques sur un Fender Rhodes en suspension, et les volutes d’une flûte toujours bien en avant. La trompette rutile à son tour et dialogue avec elle sur Yewelalia qui a le swing éclatant des grands orchestres et porte à la danse. On aurait envie de chanter avec eux dans un esprit de chorale sur le plus traditionnel et très sympa Ethiopia Danosae où c’est cette fois une fine guitare qui pose son solo, et de groover sur l’afro-jazz funky de Tedayo. On a surtout un coup de cœur pour Guwayla qui nous embarque là encore sur près de neuf minutes dans l’alliance élégante et sensuelle de la basse et du sax, avec en résonance le piano et une guitare qui va se faire très électrique dans un solo aérien et vertigineux, une patte nettement plus rock qu’elle applique encore sur Esay Naiye en clôture.

 

MOKHTAR SAMBA «Safar» (BiOne Studio / Grand Central Artists)

Homme de rythmes mais homme de l’ombre, figure incontournable de la scène métissée, le batteur d’origine maroco-sénégalaise Mokhtar Samba est un infatigable explorateur de sonorités mêlant rythmes africains, harmonies occidentales et mélopées bédouines, s’inscrivant dans l’universalité d’une musique sans frontière.Depuis ses débuts dans Hamsa Music puis dans le légendaire groupe Ultramarine (avec notamment Etienne M’Bappé, Mario Canonge et N’ Guyen Lê), il est devenu le «batteur des grands» qui ont fait se rencontrer les styles et les cultures, de Pastorius à Zawinul, de Santana à Youssou N’Dour, de Carlinhos Brown à Eddy Louis en passant par Ponty, Dibango ou encore Richard Bona. Excusez du peu en matière de CV!

Autant de traces indélébiles dans une carrière et autant de différents voyages musicaux qui forment une vie que ce rythmicien d’exception a souhaité restituer dans «Safar» (voyage, en arabe) paru il y a un mois. Une ode jubilatoire et généreuse- seize titres- dont les architectures sophistiquées sont au service de l’émotion sonore, avec souvent une forte inspiration mandingue, souvenir de ses expériences avec Salif Keita, Ousmane Kouyaté ou Cheikh Tidiane Seck.

Bien sûr le casting est lui aussi all stars avec pléthore d’invités de renoms parmi lesquels les pianistes claviéristes Léo Montana, Thierry Vaton, André Magalhaes ou Jean-Philippe Rykiel, les méga bassistes Guy Nsangue, Linley Marthe, Henri Dorina, Jean-Christophe Maillard,Michel Alibo…,

et parmi les guitaristes Jean-Christophe Maillard, Anthony Jambon, Michel-Yves Kochmann ou Nguyen Lê. Sans parler des divers saxophonistes et nombreux percussionnistes ou choristes (de Julia Sarr à David Linx) amis convoqués pour magnifier la fête «familiale».

Inutile donc de dire combien «ça joue», dès Claudia en ouverture avec sa ligne de basse au groove lourd sur une frappe toute en souplesse et de large amplitude, la signature du maître batteur. Une frappe toujours au cordeau pour des rythmes saccadés, mêlés aux voix sur Liguey, où le piano part dans un chorus frénétiquement jazz. Autre marque de fabrique, ces changements réguliers de tempo, cet entrelacs de styles où jazz et rock sont en fusion. On se fait choper d’emblée par exemple sur Salvador qui suit avec son refrain au tempo franchement reggae et  hyper dansant, avant que les voix des chanteurs nous ramènent à l’afro,à mi chemin entre Salif Keïta et Youssou N’ Dour.

Après de jolies Conversations croisant la fine mélodie de la kora au doux ressac des vagues, c’est toujours cette kora qui tricote en duo avec la guitare celle très afro d’Oeillade, ouvrant sur le superbe Safar qui va se décliner en quatre suites. Des mélodies accrocheuses sur des rythmiques groovy où les voix aériennes rappellent encore les deux stars précitées. Piano et basse se font plus jazzy et caribéens, dans l’esprit des musiques antillaises, avec une guitare très chantante et un synthé au son flûté. A situer quelque part entre Sixun et Jean-Philippe Fanfant, avant que l’afro-jazz rock à la façon des premiers prennent le dessus pour Ghiwane, speed et débridé avec un gros chorus de sax.

On s’apaise en Meditations, ballade aux synthés planants,mais où la guitare va s’envoler comme à l’époque du jazz-rock progressif. Plutôt daté et un brin pompier, moins intemporel en tout cas que le bien nommé Caraïbes qui suit,léger et festif qui va dérouler une samba endiablée entre Brésil et Caraïbes, avant un très beau thème de clôture dédié à (For)Eddy Louis et offert par une basse ronflante comme on les aime. Quiz final, lequel des super pointures parmi les guests tient le manche? Je n’ai pas vu les crédits, les paris sont ouverts…

 

 

 

 

 

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