Sélection CD. Les incontournables de ce début d’année 2024 (3/3)

Sélection CD. Les incontournables de ce début d’année 2024 (3/3)

All that jazz(s) !

Des compos solaires du grand bassiste français passionné de jazz-fusion Kevin Reveyrand à celles du guitariste genevois Louis Matute influencées par le Brésil et l’Amérique Centrale de ses origines, de l’octet parisien Cotonete et son groove taillé pour le dance-floor aux cordes du Cuareim Quartet qui s’attellent à retracer une histoire du jazz et ses différentes étapes, une sélection éclectique de nouveautés qui donne un aperçu de la riche diversité d’un genre aux multiples facettes.

  

KEVIN REVEYRAND «Yolo» (Continuo Jazz / UVM Distribution)

On croit connaître à peu près tous les plus grands bassistes de France et cependant le nom de celui là ne parle pas d’instinct, contrairement à d’autres. Pourtant, le limougeau Kevin Reveyrand que l’on se souvient avoir vu à ses débuts au sein des excellents Ejectés (et aussi de Green Onions ) affiche depuis un CV de sideman impressionnant, tant en studio qu’en tournées. Outre-Atlantique auprès de Christopher Cross, Billy Cobham, Larry Carlton – excusez du peu-, et chez les poids lourds de la chanson française comme Aznavour, Paul Personne, Lara Fabian, et des centaines de dates derrière Bruel ou Patricia Kaas. Egalement compositeur, arrangeur et producteur, ce maître de la basse a signé son premier album «World Songs» il y a dix ans, et «Yolo» qui vient de paraître à l’aune de sa cinquantaine épanouie, est déjà son quatrième. Auteur de méthodes et dispensant des master-classes, cet autodidacte inclassable à ranger au rayon des Lubat, Minvielle, Portal ou Cinelu, aime partager sa passion pour le jazz-fusion, inventant un folklore imaginaire et de multiples paysages. «Un jazz aux élans méditerranéens gorgés de soleil et d’optimisme» selon son ami Louis Winsberg qui préface l’opus en saluant l’élégance naturelle de Kevin dans sa musique, son choix d’instrumentation et la qualité de ceux qui l’entourent ici.

Et c’est bien ce que l’on pense au gré de ces dix plages où le bassiste s’est entouré de l’accordéon -souvent très présent et en avant- de Christophe Lampidecchia, des percussions et voix de l’excellent rythmicien Jean-Luc Di Fraya, et de la fine guitare d’Olivier-Romain Garcia. Mieux encore, en plus de divers feats. comme Natascha Rogers (percussions, voix) ou la chanteuse nigérienne Asa, le groupe se fait classieusement escorter pour trois titres par un orchestre de cordes de dix-sept pupitres essentiellement féminins et arrangées par Khalil Chahine.

Cette touche symphonique imprime un certain lyrisme assumé dès l’ouverture avec Tener Esperanza, et sera présente encore pour deux belles pépites, d’abord le bien nommé Renaissance qui a comme un air de printemps dans une ambiance douce et apaisante qui porte à la zénitude, et où les cordes en majesté remplacent au mieux n’importe quel synthé. On a envie de siffloter dans cette promenade insouciante où l’accordéon vient gazouiller, avant une envolée générale de voix, choeurs et basse intense qui fait planer. Ensuite sur le thème élégant de la longue ballade sympho Ba Ba Iwa avec Asa au chant et les deux filles du bassiste (Lilou et Soline Reveyrand) aux chœurs, ainsi que le violoncelle solo d’Isabelle Sajot. Quand rentre tout ce beau monde sur un rythme au groove sensuel, on jurerait entendre du Sakamoto !

Des compos toujours très mélodiques, tantôt festives, parfois contemplatives, et qui prennent leur temps sur des plages assez longues, comme Nostos Algos, ballade rythmée mais assez indéfinissable, croisant les quatre instruments à des vocaux planants, avec un solo de guitare façon Bireli Lagrene , avant un final où la frappe de la batterie et des nombreuses percussions fait monter la sauce jazz-rock.

On le disait, l’accordéon est souvent mis en avant tel un leader, chantant la mélodie de Utarizona sur une belle rythmique latino où la guitare lui répondra en finesse, ou apportant le côté valse joyeuse de Yolo sur une rythmique tendance manouche très enlevée et où le tricot de Kevin montre comment faire sonner une quatre cordes, ou encore sur la broderie générale de Too many cooks in the kitchen. Un accordéon encore en dialogue avec la basse sur Outside Box où le son et le jeu du bassiste lorgneraient vers Stanley Clarke. Un grand on vous dit…

 

COTONETE «Victoire de la Musique» (Heavenly Sweetness/ Idol / L’Autre Distribution)

Malgré quinze ans d’existence et un premier album «Super Vilains» en 2019, on découvre cet octet parisien avec ce nouvel opus où c’est toujours le jazz-funk auriverde, ce groove brésilien des seventies qui bat au cœur de leur neuf compositions. Signé chez Heavenly Sweetness, c’est le sorcier maison Guts qui est aux manettes pour la réalisation et la production de ce répertoire où l’on retrouve sa patte disparate et un peu fourre-tout, avant qu’une identité plus claire se dégage nettement au virage du sixième titre, celle d’une musique funky faite pour le dance-floor.

Une pépite que ce Satori, entre electro-groove et jazz nu-soul , bien dans l’esprit chill out de groupes actuels comme Emile Londonien ou encore Léon Phal pour son aspect cuivré, avec chez Cotonete une belle section composée de Franck Chatona aux saxophones, Christophe Touzalin et Paul Bouclier aux trompettes, et Benoit Giffard au trombone. Six minutes pour grimper au paradis, et nous y voilà avec What did you run for, un must où l’on conseille de monter le son sur cette rythmique ultra funk dans l’esprit d’Earth Wind & Fire, d’autant que c’est la voix inimitable d’Omar qui est idéalement conviée en feat.

Autre invité de marque, Gystère aux claviers rétro-futuristes (Cerrone, Esperanza Spalding…) emmène O Céu é Preto vers un tempo funky-disco avec son beat taillé lui aussi pour le dance-floor, speedé par la guitare de Farid Baha et la section cuivres. Non sans rappeler au long de ces sept minutes plus gentillettes que précédemment, le travail de Bruno Patchworks avec Joao Selva.

Si ce sont ces quelques titres alignés qui nous ont le plus tilté, la bande de Cotonete fait preuve d’une belle unité et d’une grande palette de registres malgré l’aspect catalogue de la première moitié du disque. L’entame avec Odyssée croise la rythmique au son funk de la guitare aux claviers  planants de Florian Pélissier. Pas de doute, cette guitare est assurément funky sur l’accrocheur Venezuela qui groove sur la ligne de basse de Jean-Claude Kebaili mais reste un peu dans l’easy listening avec ses synthés vintage. Il prendra du nerf plus rock west-coast avec l’envol en chorus de la guitare.

Du groove clairement latino cette fois avec en invitée la chanteuse brésilienne Sabrina Malheiros pour porter l’ambiance carnavalesque de Bebete Väobora, à la fois léger et festif vers la danse. Autre feat. pour une autre ambiance encore, l’hypnotique soulman américain Leron Thomas met sa voix traitée au service de Day in Day out, plus hip-hop sous le beat saccadé du piano et des percussions du batteur David Georgelet. Le côté répétitif peut lasser, mais il donne de belles ailes aux trompettes. On en est soulagé en passant une fois de plus à un autre univers avec La dernière guitare, douce ballade en forme de berceuse mêlant guitare mélodieuse, balais délicats, nappes de claviers et trompette lascive.

On l’aura compris, Coconete déploie une large palette et surtout aime prendre son temps. Pour s’en convaincre en un seul résumé, il suffit d’écouter Cinq pour L’Aventure en clôture, un record d’endurance puisque ce titre s’étire sur pas moins d’un quart d’heure (!) en n’en finissant plus, et que l’on pourrait subdiviser comme une pièce en quatre actes qui s’abreuve à de nombreuses sources, notamment latino-jazz. Une mélodie cuivrée des 70’s et un Fender Rhodes superbement timbré, avec un Pélissier en majesté tout du long, puis un virage plus groove avec une ligne de basse très tenace emmenant dans une troisième phase étourdissante par son chorus de synthé, pour s’achever enfin, sur une guitare en solo. Cotonete…et sans bavure.

 

LOUIS MATUTE «Small variations from the previous day» (Neuklang / Bigwax Distribution)

Bardé de prix depuis, nous étions de ceux qui avaient eu un coup de cœur en 2022 pour «Our Folklore» du jeune guitariste genevois Louis Matute et son Large Ensemble. Une belle révélation que confirme son quatrième opus «Small variations from the previous day» qui paraîtra fin mars, disque-monde où l’ensemble est de plus en large avec divers invités qui étoffent l’équipe de base composée du sax Léon Phal et son trompettiste Zacharie Ksyk, du pianiste Andrew Audiger, du contrebassiste Virgile Rosselet et du batteur Nathan Vandenbulcke. Plus nombreux pour aller encore plus loin et franchir un cap en matière d’écriture et d’arrangements. Le guitariste, en compositeur inspiré tant au niveau des mélodies que des rythmes et des sons, y ajoute des cordes classiques, une flûte, un trombone, des percussions et du chant, autant de timbres supplémentaires pour enrichir le récit d’un songwriter qui avoue avoir «un truc avec la voix» et adore chanter les airs qu’il joue. Amples et voyageuses, toujours nourries de jazz et de pop élégante, teintées de folk et de saudade, les dix compos de ce répertoire restent souvent tournées vers le Brésil et l’Amérique Centrale, rappelant bien entendu les racines honduriennes du guitariste suisse.

Sur une rythmique fluide qui prend allégrement des allures de trot, la mélodie ensoleillée de Narcissus en ouverture fait la part belle à une trompette aérienne parmi une efficace section cuivres. Un soleil qui darde avec douceur sur le bien nommé Vue Soleil qui suit, ballade portée par la guitare et le souffle feutré des cuivres. Parmi les artistes en feat., on ne résiste pas au feeling ravissant de Gabi Hartmann dont la voix pure se marie à celle de Louis sur le dansant Alma no Mar et son groove léger, soutenu par le tempo du Fender Rhodes. Un titre dans l’esprit d’un Gilberto Gil où l’on jurerait que la chanteuse est elle aussi brésilienne.

On reconnaît bien l’ambiance propre aux disques de Leon Phal dans 2000 Years, plus electro-groove entre le beat du batteur et des cuivres tendance afro dont la mélodie accroche, comme le piano magnifique qui, au coeur de cette plénitude d’ensemble, lâche un solo vivace.

Superbes encore, Forever et ses cordes élégantes bénéficie de la douceur sensuelle d’une autre chanteuse, Lea Maria Fries, sur cette ballade où la guitare se fait plus folk, avant Movie Star et son thème onirique, compo jazz aux résonances plus contemporaines où, sur une rythmique au cordeau, la guitare s’échappe en un long chorus.

Après Marcovaldo qui lorgne vers la bossa avec le joueur de cuica (percussion brésilienne) Nelson Schaer, c’est la harpe de Brandee Younger qui vient magnifier l’atmosphérique A Voz de Deus dont la tournerie répétitive enivre en une sorte de transe sous l’effet conjugué de la guitare et de la trompette. C’est toujours Lea Maria Fries et sa voix elfique qui, bordée de cordes, nous embarque dans l’univers planant de Memories, précédent en clôture l’intro toute aussi planante de Celebrations of Details cette fois sous l’effet de la flûte d’Antoine Favennec.

Foisonnant, riche en sonorités comme en émotions diverses et variées, voilà à n’en pas douter un bien bel album.

 

CUAREIM QUARTET « A Jazz Story» (Autoproduction – L’Autre Distribution)

Voilà déjà dix ans qu’est né le Cuareim Quartet quand le violoncelliste Guillaume Latil s’est associé aux violonistes Rodrigo Bauza et Federico Nathan et à l’alto Olivier Samouillan. Un quatuor à cordes original et singulier, confrontant les expériences de chacun pour explorer sans cesse de nouveaux territoires musicaux, avec un intérêt tout particulier pour les diverses musiques traditionnelles du monde et croisant dans un langage jazz la musique classique et populaire.

Nous avions été séduits en 2020 par leur second album «Danzas» où, associés à la percussionniste Natascha Rogers, les quatre cordistes s’inspiraient des danses traditionnelles de divers pays.

C’est un concept bien différent mais tout aussi ambitieux qui a guidé le nouveau projet du quartet, avec l’explicite «A Jazz Story» qui, à travers un regard contemporain, entend rendre hommage à la vaste histoire du jazz et les étapes successives de sa transformation. Du jazz funeral de la Nouvelle Orleans à la grande orchestration des thèmes de Broadway, du cool jazz modal des années cinquante à l’énergie frénétique des sixties, le quatuor offre un répertoire panoramique au gré de douze compos riches en écriture et en improvisations incarnées.

Guillaume Latil a composé les deux premières. D’abord Swing 21 inspirée par Django et la musique manouche, légère et joyeuse, guillerette comme pourrait l’être une musique de dessin animé, puis Love is not a Broadway Song où l’on pense de suite dans cette orchestration des cordes, à des images du cinéma romantique américain. Un clin d’oeil au fameux musical, genre qui a  fait le succès des comédies musicales du mythique quartier new-yorkais en s’émancipant du classique pour introduire le jazz comme nouvel élément. Et qui aura pour conséquence de transformer les chansons en ce qu’on nommera des standards. Une pièce pour quatre cordes que le violoncelliste définit comme sa propre déclaration d’amour pour ce genre spécifique et montrant sa déférence envers ses géniaux compositeurs comme Rogers Hart, Cole Porter ou Irvin Berlin. Et l’on pourrait dire que cette composition de Guillaume sonne à son tour déjà comme un standard ! C’est encore lui qui a arrangé Koko repris à Charlie Parker, annonçant avant guerre l’avènement du be-bop. Le rythme alerte et le phrasé du violon de ce morceau font également penser à la musique manouche, en tout cas celle venant de l’Est européen.

Rodrigo Bauza, compositeur et par ailleurs violoniste de l’Orchestre de la Radio de Berlin, signe quatre pièces, la courte virgule de Rezo a mi modo puis Modal Prayer, faisant référence au jazz modal initié par Miles (Kind of Blue) à la recherche d’une musique plus spirituelle. Une compo où le violoncelle donne le tempo en sonnant clairement comme une contrebasse. Le violoniste a également composé Please no licks ! qui salue l’audace des maîtres de l’improvisation dans cette pièce très moderne entre free jazz et musique contemporaine, glorifiant ce langage nouveau sans règles ni formules préétablies. Il signe enfin l’énergique Minor Bop, très enlevé et bien dans l’esprit du swing des années quarante, où à contrario l’harmonie est respectée. Ce titre démontre par la maestria des quatre musiciens à quel point des cordes peuvent se substituer aux cuivres avec la même intensité et le même éclat sonore.

L’altiste Olivier Samouillan a quant à lui signé Viola Blues, on l’aura compris plus bluesy, et inspiré par des figures comme Count Basie ou Duke Ellington. Là encore on peut être bluffé par la similitude avec les instruments à vent, avec un alto façon trombone, des violons sonnant comme des trompettes, et toujours ce violoncelle avec lequel Guillaume se transforme en contrebassiste. L’altiste de jazz passé par la Berklee School of Music de Boston offre également la Valse à Nini, dans l’esprit du jazz manouche parisien des Django Reinhardt et Stéphane Grappelli.

Professeur de jazz dans la célèbre école américaine et également premier violon de l’Orchestre Metropol d’Amsterdam, Federico Nathan apporte à son tour deux morceaux, la belle Redemption Ballad qui rend hommage à celles de musiciens comme Chet Baker ou Bill Evans, une compo intime et soupirante d’émotion croisant élégance classique et charme jazzy. Puis la superbe Samba Latente mariant samba traditionnelle et jazz-fusion, joyeuse et virtuose pièce où le quatuor joue les passe-frontière entre deux cultures.

Enfin, il revient à Guillaume de clore comme il l’avait ouvert cet opus passionné et passionnant, avec Echoes of New Orleans et sa rythmique swingante et festive, où les cordes ont un incroyable son, montrant là encore que même sans cuivres, ni batterie, ni banjo, ni harmonica, le Cuareim Quartet peut faire du new-orleans le plus endiablé. Chapeau les cordes !

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