Sélection CD. World & groove (4/4) – Juin 2025

Sélection CD. World & groove (4/4) – Juin 2025

Chemins de traverses

Après le Brésil, l’Afrique et la Caraïbe, on achève notre vaste périple musical en se consacrant à une «world-music» plus inattendue voire insolite, qui sort des sentiers battus et emprunte des chemins de traverses moins balisés. Ainsi du pianiste américain Joachim Horsley qui revisite Bach à la sauce afro-cubaine, de l’Ensemble Myrtho qui réenchante des thèmes traditionnels et des poèmes anciens du bassin Méditerranéen, de la France à l’Espagne séfarade en passant par la Grèce ou encore la Corse d’où le collectif L’Alba fait rayonner le chant polyphonique tout en s’ouvrant à d’autres horizons souvent nimbés d’Orient. On ajoute à ces répertoires originaux, voyageurs et souvent oniriques, le duo italien Kicca & Oscar Marchioni en piano-voix, et qui fait montre d’un sens inné du rythme et du groove dans un répertoire lui aussi intemporel.

 

JOACHIM HORSLEY «Afro Bach» (Little Horse Group)

Révélé sur le web il y a bientôt dix ans avec son «Beethoven in Havana», le pianiste américain Joachim Horsley, formé au classique à Boston et compositeur de musiques de films signe, avec cet «Afro Bach», le dernier acte d’un triptyque entamé en 2019 par «Via Havana» suivi de «Caribbean Nocturn» en 2022, et qui revisite encore des airs classiques à la sauce afro-cubaine (bien dans l’esprit d’un Chucho Valdès avec Mozart). Une fresque originale qui pour ce dernier volet se consacre exclusivement au répertoire de J.S. Bach, «cubanisant» ainsi (avec aussi des influences venues d’Haïti et de Colombie) certains concertos, préludes et autres danses baroques d’un compositeur décidément très inspirant, puisqu’il a déjà fortement influencé nombre de jazzmen et quelques pop-rockers d’aujourd’hui.

Rendre Bach intemporel et même dansant, c’est toute la gageure réussie avec maestria par le pianiste virtuose entouré d’éléments rythmiques idoines pour s’attaquer à tel projet.

L’ouverture joyeuse avec African Partita est typique de ce fameux entrain afro-caribéen, le piano apposant sa patte classique aux puissantes percussions, haïtiennes pour Jeff Pierre et brésiliennes pour Yonathan Gavidia. Pour Afrobeats Prélude & Amapiano Fugue, ce sont les percussions africaines cette fois (djembé, sabour), jouées par Magatte Fall (Angélique Kidjo) qui accompagnent le groove porté par le tempo de basse sur un piano très bachien. L’énergie cubaine de Bach Boogaloo fait pétiller les cuivres dès l’intro de ce titre à la rythmique latino alerte avec le batteur Murph Aucamp et dont le swing orchestral a tout d’un générique de B.O. Avec Bach Cumbia, comme son nom l’indique, ce sont des percussions colombiennes tenues par Orito Cantoria qui accompagnent le piano ourlé d’une flûte enchantée digne du Cantor de Leipzig.

D’après sa Cello Suite n°1,Tropical Prelude qui convoque le violoncelliste Sébastien Hurtaud, montrera aux plus réservés combien ce mariage original fonctionne naturellement bien, par-delà les cultures et les époques, comme encore sur Kompa Classique (la kompa étant une danse de couple haïtienne) avec en feat. le guitariste Lucas Seb et l’utilisation par Horsley de synthés résolument pop. Pour finir, le long Bach’s Cuban Concerto (étiré sur plus de huit minutes) pour piano et tres (une petite guitare cubaine) jouée par Olivia Soler, s’apparente à une salsa symphonique avec la présence chaleureuse du Boston String Quartet qui vous fera danser assurément.

 

ENSEMBLE MYRTHO «Au gré d’Eros» (Concertons! / L’Autre Distribution)

Formé en 2020 par quatre musiciens venus d’horizons divers mais tous reliés par la même passion pour les musiques traditionnelles de la Méditerranée, avec Pierre Blanchut (santour), Laétitia Marcangeli (chant, vielle à roue, cistre, cuillères), Raphaël Sibertin-Blanc (violon, alto, kemençe d’Istambul) et Timothée Tchang Tien Ling (percussions arabes), l’Ensemble Myrtho (un nom tiré des Chimères de Gérard de Nerval) s’emploie à relier poétiquement L’Orient et l’Occident, dans une perspective à la fois musicale et littéraire. Un fil conducteur qui se tisse tant par l’exploration, le réarrangement de thèmes trad’s et de poèmes populaires de la Méditerranée européenne, que par la remise en scansion de textes très ancestraux (Sapho). Des thèmes épiques qui reprennent ainsi vie et réenchantent cet héritage venu de Grèce, de Corse, de l’Espagne séfarade comme de France. Les langues latines y côtoient les sonorités plus rauques des dialectes grecs, les harmonies occidentales se mêlant aux thèmes égéens qui tirent clairement vers l’Orient en dansant sur des rythmes impairs.

«Au gré d’Eros», quelle jolie proposition, avec pas moins de onze ballades amoureuses abordant les criques fascinantes de la Grande Bleue, et qui s’ouvre par un Hymne à Aphrodite. Ecrit en dialecte grec de Lesbos, le poème est récité par Laétitia sur un fond nettement « araboriental ». Une voix qui s’élance sur les notes envoûtantes de Paphitissa, un chant d’amour de tradition chypriote. On poursuit en Asie Mineure avec Laledakia, sur le fameux poème Myrtho de Nerval écrit dans ses Chimères en 1854, où la voix n’est pas très loin d’une Natacha Atlas.Planant…

Passée la sérénade traditionnelle séfarade Avre tu puerta,subtilement arrangée par Pierre Blanchut, c’est une sérénade française La Belle endormie qu’il trousse par un mouvement à la touche reconnaissable. Avant de revenir à la tradition séfarade de Rhodes avec Una matica de ruda, comme un long trip scotchant de plus de sept minutes, où l’on se laisse prendre par ces mélopées enivrantes, sans savoir d’ailleurs quels sont les instruments à cordes qui ici nous envoûtent. Elles se font plus alertes pour Yo m’enamori de un aire et sa piquante poésie (Je me suis enamouré d’un air, de l’air d’une femme, Belle de mon cœur. Je suis tombé amoureux de nuit, et la lune ma trompé. Si je dois aimer encore, que ce soit de jour, en plein soleil…) comme la rythmique soutenue par le darbouka.

Plus sombre par le chant mais haletant et engagé, Lisa Bedda nous ramène aux rivages de la Corse, comme le très réussi U pinu tunisianu qui suit, avec la fougue apportée par le violon et des percussions entêtantes qui finissent par nous donner l’irrésistible envie de danser, en tapant des mains pour se joindre à la fête. Très proche de la musique baroque, Me minise i agapi mou emprunte cette fois à la Macédoine, avec un beau travail de voix et notamment sur le montage des chœurs.

Enfin, la plus belle des pépites est sans nul doute gardée pour la fin de ce voyage hors du temps et des frontières maritimes, avec un retour au bercail pour le superbe Rossignolet du bois ( Rossignol sauvage, apprends-moi ton langage, apprends -moi à parler! Apprends-moi la manière comment il faut aimer…) dans la pleine élégance des cordes et une voix parfaitement timbrée pour ce titre, non sans me rappeler une autre Sapho plus proche de nous, la chanteuse cette fois ,qui, elle aussi, a su magnifier le mariage des cultures de part et d’autre de la Méditerranée.

 

L’ALBA «Grilli» (Buda Musique)

On avait été charmé, il y a déjà trois ans, en découvrant avec «A Principiu» le collectif corse L’Alba lequel, au-delà de la traditionnelle polyphonie de l’île de Beauté, avait une approche musicale volontairement orientée vers d’autres horizons. Revoilà donc cet ensemble fondé en 1992 avec un sixième opus en forme de concept-album inspiré par le bruit du grillon – qui fait incontournablement parti de la «B.O.» des nuits en Corse-, certes dans la lignée du précédent, mais usant d’un texte matrice (I Grilli, le grillon), comme fil conducteur d’une création globale où naissent, au gré des plages, de multiples chansons interconnectées comme autant de pièces inclassables. Autour du septet masculin se joignent également plusieurs femmes ainsi que le batteur sénégalo-marocain Moktar Samba en guest, ornant ces quelque dix-neuf pistes mêlant chansons, dont naturellement la «paghjella» (polyphonie traditionnelle corse), berceuses et autres récits avec toujours une base de chant trad’ mais dont l’exploration est étendue par un travail collectif et une architecture très élaborée. Intemporelle et ouverte plus largement au monde, l’orientation très méditerranéenne de ces créations intègre des sonorités empruntées à l’Afrique du Nord, au Portugal, à l’Italie et à la Grèce, des peuples unis par la proximité de leur identité vocale, notamment en termes de mélisme et plus globalement d’esthétisme.

L’Orient est assurément très présent dès le chant d’intro, le titre phare I Grilli étant, lui aussi, très arabisant par sa guitare et ses percussions.

On aime particulièrement la belle mélodie d’Ombrilume avec son violon nostalgique, la douce berceuse de Chi paese serà? et ses voix féminines, le romantisme de Torna una volta avec sa guitare vénitienne et ses voix mixtes mêlées. Mais, plus généralement, on se laisse séduire par ce long développement, là encore hors du temps et des frontières, assurément voyageur et dépaysant.

 

KICCA & OSCAR MARCHIONI «Alegre me siento» (Inouie Distribution)

On reste autour de la Méditerranée avec le septième album de la chanteuse italienne Kicca -aka Enrica Andriollo- toujours avec son fidèle pianiste Oscar Marchioni avec lequel elle travaille en tandem depuis vingt ans, et ici pour la première fois en simple duo piano-voix pour une combinaison alerte de jazz, classique, chanson italienne et bien sûr soul-R&B qui sont les deux genres que pratique la pétillante Kicca depuis l’adolescence. Un talent brut et au timbre particulier, mais à la présence instinctivement groovy comme l’atteste encore cet opus dans l’éventail de onze titres originaux où rayonne la fusion et la synergie de ces deux complices en harmonie complète.

On parlait de timbre particulier, du genre incandescent porté par le claviériste qui se substitue à tout un orchestre. Avouons qu’à l’entame, on craignait un peu cette voix tendance «canard» entre miaulement et autres minauderies comme c’est assez souvent le cas chez les chanteuses du genre. Mais bien vite s’estompe cette petite réticence pour céder à la maîtrise vocale de la dame, et surtout au sens inné du rythme qu’imposent l’un comme l’autre les deux protagonistes au fil d’un album qui va crescendo dans la séduction.

Passée l’intro du titre éponyme, chanson au parfum vintage un brin canaille, le piano porte ce rythme soutenu sur Whoo You avec une belle énergie entre pop et R&B. Un swing affirmé et un scat bien jazzy s’impose sur Just wanna be your girl, puis sur Stop & Go aux accents presque ska. Plus slowly, la ballade Sei est nimbée de feeling soul, tandis que The way to be fine fait montre de cette appétence naturelle pour le groove.

Plus on avance et plus, on adhère à ce répertoire, entre un raggamuffin en italien qui fonctionne bien (Ie nun te reggae chiu), la belle énergie et le tempo accrocheur de Sing about heaven, le touchant feeling soul-gospel sur fond d’orgue du suspendu See where love goes to die, la sensualité séduisante de l’Ultimo Caffé, pour finir à nouveau dans le swing et le groove intemporel de You can’t stop. Une découverte très intéressante !

Auteur / autrice