« Suite for freedom », London Vibes quartet avec Fabrice Tarel & Tom Ollendorff

« Suite for freedom », London Vibes quartet avec Fabrice Tarel & Tom Ollendorff

Ayant assisté à un des premiers concerts en France du London Vibes, quartet du pianiste Fabrice Tarel avec le guitariste Tom Ollendorff, j’ai pris une grosse claque, qui laisse son empreinte indélébile.

L’enregistrement de cette Suite for freedom s’est fait dans la foulée. Je l’attendais avec impatience. Quand j’ai reçu le disque, j’étais comme un amant qui ne veut rien brusquer et qui prend son temps.

J’aime la pochette. Elle représente l’évasion rocambolesque d’un bagnard de sa prison grise, qui rejoint un ballon aux couleurs de la liberté. Ce franchissement du mur immense, par-dessus les barbelés, m’a ramené à la musique qui, atteignant des sommets nous élève. Elle viendrait, comme en écho, témoigner de la lutte contre la barbarie incessante des dominants qui salissent le monde à tire-larigot, ne laissant derrière eux que champs de ruines. Elle m’inviterait à prendre de la hauteur. A sortir de ma condition humaine.

L’équipe a changé. Elle incorpore toujours Marc Michel à la batterie, grand expert de la poétique rythmique mais fait la place au contrebassiste Christophe Lincontang, éminent musicien et sideman recherché.

Déshabillez-moi, mais pas trop vite. Tous les sens en éveil je m’installe confortablement. La première écoute vient confirmer l’impression première. Il s’agit d’un album méditatif, d’une épiphanie aux profondeurs insoupçonnées ! Le disque abreuve autant qu’il porte. On flotte. On est en même temps attiré. Le disque nous hisse.

Nietzsche accordait une grande importance à la nourriture et à la digestion. A la transformation de la matière vivante. Formation et transformation des sentiments n’étant que mouvements du corps. Ici la nourriture artistique bouscule, aspire, crée ce mouvement si caractéristique des musiques de Fabrice Tarel, nous transforme en brise, souffle, ouragan avec sursauts, rebonds, danse et suspension. Attention à la redescente.

Les écoutes suivantes sont nombreuses. Je cherche des détails, des ambiances, des émotions.

Le premier morceau se joue en tonalité mineure. Sa mélodie est de celle que l’on retient et que l’on fredonne. Fabrice Tarel montre une grande assurance et un phrasé impeccable. Ça coule sous ses doigts. Il est rejoint par le suraigu de la guitare, aux allures de flûte. Jeux en échos entre les deux musiciens. La première fois que Lyle Mays rencontra Pat Metheny, cela aurait pu donner cette atmosphère. Qui sait ? J’ai l’impression d’une longue chaine qui se déploie, aux multiples raccords : Fabrice Tarel et Tom Ollendorff s’entendent comme deux larrons en foire, ce sont les deux faces d’une même sensibilité. Tom Ollendorff et Marc Michel s’accordent et se répondent en permanence. Marc Michel et Christophe Lincontang travaillent de concert. Ce dernier a une oreille attentive sur la main gauche de Fabrice Tarel. Celui-ci est relié à chacun. De même pour les autres. Le son est bon et participe à cette atmosphère paisible de grande intensité. Gros travail du batteur qui fait sonner l’ensemble. Trésors de nuances pour un solo sur un leitmotiv final.

Le second est un morceau plus grave, comme un air de blues que n’aurait pas renié Monk. On sent les bas-fonds, une tension extrême, comme une machine qui avance inexorablement. Avec soudain une montée libératrice, bouffée d’oxygène. Tom Ollendorff semble être plus proche de l’école « rosenwinkelienne » qu’il ne l’est de Scofield. Dans son jeu, jamais de corde tirée, mais des envolées lyriques avec points d’orgue étonnants. Il est soutenu d’une manière élégante et puissante, ce qui lui laisse cette grande liberté pour s’exprimer. Beau dépouillement dans le début du solo de piano. Ça groove, c’est chatoyant, véloce. La contrebasse est présente, au fond du temps, sautillante. Un morceau à apprécier en live, qui pourrait durer et s’étirer, et qui met l’auditeur dans une disposition d’acquiescement, comme les olé qui ponctuent le flamenco.

Dans le troisième morceau, la guitare expose le thème. Le piano la rejoint, les deux se répondent dans une imbrication de plus en plus fouillée. Chacun se détache, à tour de rôle, belle mécanique à rêves. Un thème tout en mystère. Le premier solo du piano est mélancolique, rappelant les escapades d’un Bill Evans. Les paysages d’Ollendorff sont doux, perçants. Quand les deux se rejoignent à nouveau, les poils se dressent.

Ah les arpèges « tareliens » ! Tout un programme. Hypnose et quatrième dimension. Sur lesquels se détache un thème profond joué comme en retard de tempo, par la contrebasse et la guitare, du plus bel effet extatique. Belles cassures rythmiques qui ouvrent des fenêtres sur l’ailleurs. Le piano s’y engouffre et renait, en pleine illumination. Le morceau enfle, la rythmique grossit, la guitare soutient. Le solo de guitare est encore un morceau dans le morceau, véritable création à tiroirs. Vagues, flashs, le surnaturel fait son entrée. Ce quatrième morceau est un petit bijou de composition.

Une ballade dans le plus grand dépouillement. La contrebasse est solennelle, la batterie minimaliste. Le piano et la guitare jouent une rengaine qu’on s’amuse à siffler. Le petit motif mélodique se décale. La guitare vient en écho au piano. La contrebasse est poignante. C’est une déchirure, celle qui laisse l’art nu, dans son expression la plus pure. Encore un grand moment de cet album. La guitare me rappelle celle de Philippe Petit, ce musicien peu connu, avec son album For all the life you are in my heart. Ici, l’énergie laisse la place à la connivence et à l’écoute.

Avec le sixième morceau, on repart à fond. Le temps s’égrène. C’est un thème dédié au temps. Et pour le cœur. La rythmique est musclée. C’est foisonnant pour le piano, apaisant pour la guitare. Il y a ce côté grandiloquent des musiques de Metheny. Les solistes finissent à deux, ambiance diaphane, comme une petite musique de nuit.

Pour finir, le piano développe ses arpèges. La contrebasse avance. La guitare lance un cri, qui fend l’air. La batterie enivre. La guitare prend vie. Ça tourne, enveloppe, aspire. Comme dans les œuvres d’E.S.T.

La musique de Fabrice Tarel ensorcelle. Ses recettes, marques de fabrique, sont bien présentes et on ne peut y résister. Ce côté hypnotique, profond, révélateur de nos sentiments, sans jamais tomber dans la facilité. Avec toujours plus d’exigence et de lâcher prise.

Après de multiples expériences et projets, tous autant réussis les uns que les autres, il poursuit son chemin et gravit un échelon supplémentaire. Il a trouvé en la présence de Tom Ollendorff son alter égo. L’équipe qui l’accompagne a quelque chose de précieux. Voilà un album qui marque des points, car il s’achemine vers des splendeurs encore vierges et irrésistibles. C’est un peu Icare s’approchant du soleil. Un Icare qui convient bien à ce printemps qui pointe. Et qui renouvelle, une fois de plus, le message de ces artistes, ce cri pour la liberté, l’expressivité, la cohésion, le dialogue, la beauté.

Version numérique disponible le 29 mars. Le disque en physique sortira le 5 avril.

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