L’étincelle ton(y)truante
Claviériste et architecte sonore auprès de nombreux artistes, Tony Paeleman a signé avec «The Fuse» un troisième album sous son nom avec son fiévreux trio qui réunit deux autres sidemen de renom, le bassiste Julien Herné et l’incontournable batteur Stéphane Huchard. Un répertoire à base de synthés vintage et surtout de Fender Rhodes -emblématique piano électrique saturé de reverb’- qui ressuscite l’esprit du jazz-rock des années 70-80. Des compos intenses qui, bien que mélodiques, privilégient l’impact vibratoire à leur portée émotionnelle.
Pour qui s’intéresse à la dynamique scène jazz française, difficile d’échapper à son nom crédité sur une vingtaine d’albums et de nombreuses tournées comme sideman entre autres de Vincent Peirani et d’Anne Pacéo, d’Offering ou Guillaume Perret, et que l’on a vu aux côtés de Youn Sun Nah. Claviériste polymorphe et architecte sonore, Tony Paeleman est aussi ingé son de son propre studio des Bruères depuis que ce Niçois s’est installé à Poitiers. Il a notamment mixé le bel «Oizel» de Marion Rampal dont nous faisions l’éloge tout récemment (voir ici). Sur son label indépendant Shed, il a également signé de son nom trois albums, deux premiers purement acoustiques avant ce «The Fuse» paru en 2021, à l’inverse très électrique et plus explosif, avec la complicité de ses deux acolytes de haute volée, le bassiste toulonnais avec lequel il a fait le Conservatoire de Nice Julien Herné, lui aussi accompagnateur très demandé sur d’innombrables projets jazz ou chanson, de Portal à Jacques Dutronc. Mais en matière de sideman pluridisciplinaire et inévitable, côté batterie cette fois, on ne présente plus Stéphane Huchard parmi les rois de la place depuis tant d’années à l’instar des Dédé Ceccarelli, Manu Katché ou Jean-Phi Fanfant.
Fiévreux trio
Soit trois grosses pointures pour un trio fiévreux qui a été nominé en catégorie Révélation aux Victoires du Jazz 2021 pour cet album où instrumentation et sons emblématiques ressuscitent le jazz-rock de la période 70-80’s. Des compos où règne l’omniprésence du piano électrique Fender Rhodes et ses fameuses sonorités saturées de reverb’, aux côtés de synthés vintage Würlitzer et Prophet 6 Sequential, sans parler de l’armada de pédales d’effets qui entourent le leader comme on le verra ce soir.
Mais cette création en plein Covid a eu pour effet de fortement décaler les tournées et, si depuis de nombreuses séries de concerts ont eu lieu, la date calée par l’équipe de Ça Jazze Fort à Francheville était isolée pour le trio qui travaille depuis à un nouveau projet. Et le public de fidèles était présent pour remplir la petite salle de l’Iris où le répertoire de «The Fuse » a été joué quasiment dans son intégralité (hormis Havoc), le concert permettant d’étendre les quarante trois minutes de studio à un live de près d’une heure trente.
Si son premier album en 2013 s’appelait « Slow Motion », c’est avec Slow thinking que démarre le set tout en douceur, dans des volutes aériennes et planantes, avant de rentrer dans le vif du sujet avec le bien nommé Analog Memory. Un groove plus électro entamé par une séquence de synthé symbolisant le croisement de l’homme et de la machine. La plupart des compos sont signées par Tony, le bassiste apportant deux titres dont Sisyphus, clairement ancré dans le jazz-rock fusion où, après une intro au synthé très contemplative, une basse lourde et une batterie saccadée font du rentre-dedans. Deux facettes constituant l’armature d’Afterglow, inspiré à Tony par les dernières lueurs du soleil couchant. Entre planerie et groove mécanique, un joli thème qui marque l’aspect toujours très mélodique du piano au delay résonnant. Jouée ici comme une guitare avec un médiator, la basse demie-caisse Guild des années 70 trace une ligne résolument rock, épaulée par le puissant balayage de Stéphane aux drums.
Tout aussi séduisant, Awol (venu d’une expression américaine signifiant la sortie du système, la désertion) crée par le piano une ambiance comme suspendue, débouchant sur la seconde compo de Julien Herné, Call me Fonzy. Un titre vigoureux avec un intense tricot de notes sur le manche de la basse vintage, et une batterie martiale qui accélère le tempo ou assène de brusques changements de rythme. Les synthés sont totalement dans l’esprit des eighties et usent aussi de sons tout droit venus des jeux vidéos, autre source d’inspiration pour cette génération de musiciens qui a connu la série Happy Days, d’où le titre clin d’œil de ce morceau plutôt froid auquel il manque de la sensualité. On préférera la patte plus charnelle de Pulses, ballade au rythme d’un battement de cœur sur un piano alangui.
Vibrations vs émotions
C’est un peu la sensation que l’on retiendra de ce concert qui, bien que tonitruant par la puissance dégagée, est finalement moins explosif que l’on pourrait s’y attendre en matière de jazz-rock. Intensément vibratoire, ce répertoire où les claviers -on l’a dit- offrent souvent de belles mélodies, ne verse pas cependant dans un lyrisme sentimentaliste au sens romantique du terme. Alternant à l’image du titre éponyme The Fuse, coolitude et puissance de feu, cette fameuse étincelle qui, d’une intro aux séquences de claviers assez zen, mène peu à peu à une forme de transe où la frappe appuyée du batteur – qui joue ce soir pour la première fois sur une batterie de la légendaire marque lyonnaise Asba récemment relancée- nous décoiffera enfin comme nous pensions l’être. Comme encore A Dance en rappel, bien que pas évidemment à restituer en direct live du fait du gros travail d’overdub mené en studio sur ce titre entre électro-groove et jazz fusion, et qui réussit à nous saisir par son côté répétitif et entêtant. On aura ainsi beaucoup vibré ce soir, sans pour autant être touché par l’émotion. Mais si c’est avant tout une énergie que l’on cherche à travers le jazz-rock, elle était assurément de mise ce soir avec ce remarquable trio.