Les incontournables de ce début d’année 2024 (2/3)

Les incontournables de ce début d’année 2024 (2/3)

Au bonheur des dames

Honneur aux voix féminines qui illuminent ce début d’année avec cette sélection de grandes dames, jazzwomen mais plus encore , qui chacune dans leur genre, portent avec conviction la poésie des mots, que ce soit dans des compos où plus particulièrement dans des reprises irrésistibles pour certaines d’entre elles. Attention coups de cœur !

Térez Montcalm : « Step Out » (Spectra Music / Side Street Music / L’Autre Distribution)

Même si on a eu l’occasion de la revoir en concert durant cette longue pause studio, celle qui  n’a pas sorti d’album depuis dix ans revient avec «Step Out» paru ce week-end, marquant les trente ans de carrière de la «Térez» dont la signature vocale unique nous avait été révélée en 1994. Les cheveux de la désormais sexagénaire ont blanchi, mais le grain fêlé aussi puissant que sensuel de la plus rauqu’n’roll des folk-jazz women n’a rien perdu de son accroche pour ce neuvième opus qui marque aussi son envie, après toutes ces années européennes, de revenir sur ses terres québécoises en le signant sur le label Spectra. Mais c’est toujours une équipe française «premium» qui l’entoure sur ce dernier projet qui aura pris trois ans et réalisé par Régis Ceccarelli, avec aux manettes le légendaire ingé son Dominique Blanc-Francard, le fidèle guitariste Jean-Marie Ecay, Nicolas Viccaro à la batterie et Laurent Vernerey à la basse.

Seize titres mêlant à quelques compos (co-signées avec Jean-Frédéric Messier) une majorité de reprises, et notamment de standards de la Motown puisque Térez a voulu replonger dans la soul qu’elle affectionne pour se réapproprier certains dans une relecture originale où elle brouille les pistes, à la recherche de nouvelles vibrations. Et ça fonctionne à merveille puisqu’on a fondu de plaisir dès la première écoute, avant d’y revenir en boucle sur quelques pépites addictives.

Comme la rythmique soul-pop qui fait groover le tubesque Step Out dès l’intro, prenant une énergie plus rock sur le dansant She’s not here qui ressuscite les Zombies, avec en guest Philippe Georges au trombone. Une guitare bensonienne qui rythme la ballade de Holding On (Marvin Gaye) gorgée de sensualité, avec cette voix lascive et presque enfantine sur le mythique Be my Baby des Ronettes, d’abord dans une ambiance plutôt hawaïenne avant d’être reproposé en version up-tempo avec chœurs et cloches très sixties en fin d’album. On est séduit par ce grain à nul autre pareil, capable de nous toucher par la légèreté de Seul sur son ton étoile que Bécaud chantait en 66 (ah cette façon de dire Ouais…), de nous bercer par sa douceur sur le planant Sky, compo croisant voix et guitare en volutes sensuelles, et de donner tripes aux mots d’une chanson d’amour comme le J’attendrai de Claude François, tout aussi poignante dans la version des Four Tops, le fameux Reach Out I’ll be There, lui aussi reproposé en fin d’album. En matière de slow revival, autre love song déchirante et déchirée par une voix intense , le T’en va pas comme ça des Surfs, adapté du Don’t make me over de David & Bacharach immortalisé par Nancy Holloway.

Mais si l’on craque toujours autant pour sa portée sensuelle, la voix de Térez est aussi celle d’une brillante rockeuse qui en a sous les santiags, comme dans le boogie blue-rock de Lady Day & John Coltrane du regretté Gill Scott-Heron, le Trouble légendaire d’ Elvis, ou encore dans ses compos originales entre R&B et pop-rock, comme le bien vintage Drive to N.Y.C, ou le court This is a Day. Quelle que soit l’option choisie, voilà un répertoire qui lui ressemble et rassemble tout ce que l’on aime chez la dame Térez. Irrésistible!

 

Marion Rampal : « Oizel » (Les Rivières Souterraines / L’Autre Distribution)

Libre comme un oiseau de paradis, la chanteuse marseillaise Marion Rampal s’est construit au fil de ses collaborations fertiles (Archie Shepp, Raphaël Imbert, Anne Paceo…) son île à elle, pays imaginaire nourri des musiques du Mississippi et de la Nouvelle-Orléans, mariant avec beaucoup d’élégance folk, jazz, blues, sons et parlers louisianais, créole et cajun, que cette amoureuse des mots et expressions -typiques ou inventées- tisse et métisse avec poésie. Dans la lignée de « Tissé » justement, ce canevas très épuré initié dans son précédent album et qui l’a consacrée Artiste vocale aux Victoires du Jazz 2022. Pour «Oizel» qui vient de paraître (et présenté en live mardi dernier à l’Opéra de Lyon, voir ici) la douce et magnétique vocaliste renoue avec l’artisan de ce fin travail esthétique, le guitariste Matthis Pascaud à la réalisation et production, accompagné de son compère Raphaël Chassin aux batterie et percussions et du non moins pointu Simon Tailleu à la contrebasse. Quelques invités agrémentent le quartet de ces nouvelles chansons dont elles prennent le format plus classique du couplet -refrain, avec le pianiste Gaël Rakotondrabe, le saxophoniste Christophe Panzani, la voix de Laura Cahen ou encore celle de Bertrand Belin pour un duo, décidément très sollicité après ses collaborations jazzistiques avec Laurent Bardainne (sa sublime chanson s’appelait d’ailleurs Oiseau…) ou dernièrement avec Erik Truffaz.

De la belle ouvrage pour une dame oiselle hors du temps qui use de toute la symbolique de l’oiseau, libre et migrateur mais aussi vitalement attaché au nid, pour écrire ces courtes histoires qui entrecroisent mémoire et invention. Plongeant le bec dans les souvenirs d’enfance d’où elle exhume de tendres instants de bonheur suspendus, Marion nous enchante de bout en bout de ces onze titres officiels, curieusement agrémentés de trois titres mystères en bonus caché à la fin du disque !

Tangabor en ouverture nous immerge dans la douceur d’un folk guitare-voix qu’un fond planant de clavier rend très aérien. Une légèreté qui teinte le duo avec Bertrand Belin qui a toute la nonchalance requise (et cette intonation souvent semblable à Bashung) pour faire chalouper De Beaux Dimanches dans une tournerie simple aux résonances des îles,trempées d’une touche country. La rythmique se fait plus groovy, entre pop et bluegrass pour porter Grande Ourse, en partie inspiré d’un texte de Florence Aubenas et interprété avec beaucoup de fraîcheur et de clarté vocale. C’est toujours ce groove feutré distillé par le trio des garçons qui imbibe Coulemonde, un petit bijou de coolitude où l’on s’abandonne au charme caressant de la conteuse. Amoureuse des mots, elle leur rend hommage dans un titre éponyme, joliment précédé de La Nuit avant les Mots dans une ambiance hypnotique où vient se glisser le saxophoniste.

Autre pépite et expression dialectique rigolote, Gare où va que la guitare et le tambour emmènent vers des rivages brasilo-caribéens, superbe ballade où la pureté de Marion resplendit. Entre percussions et quelques notes groovy de contrebasse, c’est encore un magnifique travail de guitare qu’offre Matthis sur Canards qui suit avec en feat. la voix de Laura Cahen, encore une chanson entre ciel et mer évoquant des souvenirs d’enfance à faire du sous-l’eau dans la Grande Bleue. Après Oizeau, country-folk au swing tempéré, c’est toujours ces instants de bonheur familial qui ressurgissent dans le très poétique D’où l’on vient l’hiver ravivant la figure bienveillante de sa grand-mère Madeleine. Histoire de mémoire et de transmission, rappelant aussi que, dans la mythologie, certains oiseaux avaient la fonction d’accompagner l’âme des défunts.

Mais si une certaine nostalgie pourrait affleurer quand on manie les souvenirs, pas de mélancolie ni jamais de tristesse au fil de ces narrations ravissantes servies d’une voix d’elfe, autant de berceuses éveillées et de ballades en apesanteur, comme encore avec la langueur planante de Aux Fleurs qui clôt (faussement on l’a dit, puisqu’il y a du rab caché…) cet opus particulièrement raffiné.

 

Antoine Delaunay Quintet : « A french Songbook » (Art au Centre / Inouïe Distribution)  

Il a fallu la découverte du pianiste compositeur et arrangeur Antoine Delaunay dont l’expérience va du jazz en trio ou big band, de la pop à la chanson en passant par le théâtre, pour retrouver la chanteuse Mélanie Dahan qui, il y a trois ans déjà, nous avait charmé avec son «Chant des Possibles». Un album où la délicate mezzo-soprano s’appropriait avec grâce les textes poétiques de grandes plumes de la langue française, jazzifiés par son épatant sextet sous la férule d’un autre pianiste compositeur et arrangeur, Jérémie Hababou. La chanson dans une dimension jazz «à la française», une transversalité des styles qui est aussi le concept de ce nouveau projet porté cette fois par Antoine Delaunay et son quintet formé du bassiste Marc-Michel Le Bévillon (Michel Legrand), du saxophoniste Gilles Barikosky (Thomas Dutronc) et du batteur aux multiples expériences Luc Isenmann. Un groupe soudé par une respiration commune pour porter la sensibilité vocale de Mélanie au fil de ce «French Songbook» longuement mûri et comptant une dizaine de reprises plus deux compos originales. Autant de textes jouant des contrastes et de la temporalité pour une poésie des équilibres réunissant des époques et des esthétiques différentes, de la chanson française de tradition littéraire (Brassens, Ferré, Nougaro, Joyet, Gainsbourg) à la musique construite sur des poèmes (Pol, Aragon, Verlaine) en passant par des écrits plus contemporains souvent en prose et marqués par la culture anglo-saxonne (Stromae revisitant le Carmen de Bizet), sans oublier diverses figures du patrimoine populaire en la matière comme Julien Clerc, Michel Fugain, Brigitte Fontaine ou Maurane.

Bien sûr et comme souvent, il s’agit essentiellement de chansons d’amour, mais on peut noter que la dimension féminine imprègne particulièrement l’ensemble de l’album, d’une part bien sûr par la présence centrale de Mélanie, mais aussi par la thématique récurrente de la femme qui court d’un bout à l’autre de l’opus.

Cela démarre avec Les Passantes de Brassens, qui ménage un joli chorus du sax ténor, puis Jolie Môme de Ferré immortalisé par Gréco et ici jazzifié par de subtiles arrangements, que Mélanie emmène ailleurs. Une approche perso souvent inattendue (voire in-entendue) qui est l’une de ses marques de fabrique. Sa voix presque enfantine façon Anne Sila enrobe le Cécile ma fille de Nougaro développé sur près de sept minutes, joliment troussé par les digressions du piano puis du sax sur un drumming véloce jusqu’à un final très swing. Un titre qui sera reproposé plus loin dans une version radio edit plus classique ramenée à quatre minutes.

On a souvent dit que la sensualité de Mélanie Dahan rappelait parfois celle de Diane Tell, c’est le cas sur Fontaine de lait, beau texte interprété initialement par Camille et servi là par une jazzwoman dont on apprécie la simplicité et qui évite toujours de tomber dans un maniérisme grimaçant.

Au milieu de ces revisites, la compo d’Antoine et Guillaume Delaunay A vous qui naissez dans le rose offre de douces vocalises en voix claire (on pense encore à Diane Tell) sur le tempo d’une basse bien timbrée où vont chorusser délicatement piano et sax. Un clavier très syncopé sur une rythmique au carré, c’est aussi cette version inédite du célèbre Caravan d’Ellington (qu’on ne savait pas avoir été chanté par Brigitte Fontaine) où comme à son habitude la chanteuse scatte avec modération et finesse, comme elle le fera aussi pour la seconde compo d’Antoine sur le texte ciselé de l’orfèvre Bernard Joyet, Vingt ans encore, croisant volutes vocales ensorceleuses et swing éclatant, notamment avec le velours du sax qui n’est pas sans rappeler un Léon Phal.

La totale légitimité d’une interprète comme Mélanie sur ce type de répertoire vient aussi du fait de son naturel à faire siens les beaux mots des autres. On la croit avec sincérité quand elle se les accapare, comme quand elle dit «je t’aime» sur le Fais moi une place de Françoise Hardy-Julien Clerc, brode sur quelques notes de piano et un beau tricot de basse la poésie de Forteresse (Fugain) «L’amour est une forteresse qu’il faut réinventer sans cesse…», ou encore lâche le poignant «C’est comme ça qu’on s’aime» d’une voix tendrement canaille pour Carmen de Bizet version Stromae livré avec une énergie assez rock et fougueuse, entre attaque de contrebasse et envolée de sax.

Avant de conclure sur la mélodie nostalgique de Noyée ( titre instrumental signé Gainsbourg qu’on ne connaissait pas) jouée en piano solo, on se régale de la version lumineuse sur un swing bossa jazzy de Balancer emprunté à Maurane, où tous sont à fond (avec encore de superbes chorus de sax puis du piano) sur ce titre qui envoie loin de façon irrésistible. Pas de doute, ça balance !

 

Lina : Fado Camões (Galileo / Uguru / PIAS)

J’aurais pu réserver cet album paru fin janvier à une prochaine sélection world mais puisque nous célébrons les voix féminines dans cette chronique, l’actualité m’incite à placer ce bijou de neo-fado dans mes coups de cœur pour grandes dames. Après avoir scotché son monde avec son album produit par le catalan Raül Refree revisitant de façon sensationnelle le répertoire d’Amalia Rodrigues, disque bardé de prix et album de l’année 2020 pour le World Music Chart, l’envoûtante fadista Lina Rodrigues mêle magistralement tradition et modernité dans ce nouveau projet où elle célèbre cette fois le grand poète lisboète du XVIe siècle Luis Vaz de Camões, icône de la poésie lusophone à la réputation sulfureuse, considéré comme le Shakespeare portugais. Belle idée, encore plus lumineuse en faisant appel au producteur et musicien britannique Justin Adams (Rachid Taha, Tinariwen, Robert Plant,Brian Eno, Souad Massi…) qui sait transcender ce genre de défi dès qu’il s’agit de mixer du traditionnel à des éléments contemporains. Cela va notamment s’entendre, au fil de ce répertoire spectral, hypnotique et obsédant, par la présence au piano et synthés planants, de John Buggot, claviériste pour Massive Attack et Portishead.

Un collier de perles que ces douze chansons égrenées avec une rare émotion. Cette tristesse du fado avec sa gravité touchante que l’on ressent dès l’intro dans le Desamor. Beauté d’une voix claire et engagée, sur le tempo lent d’une douce guitare tenue par le portugais Pedro Viana, on pense à Joan Baez pour Quando vos veria qui suit. Entre fado et claquettes du flamenco, le très mélodique O que temo e O que desejo convoque en feat. la voix très latin lover de l’agitateur des Asturies Rodrigo Cuevas. Mais la mélancolie revient In Labirinto, hypnotique et comme suspendu,entre tambour lancinant et guitare émouvante, la voix de Lina rappelant ici Lhasa.

L’atmosphère plombée en fond par les synthés prend parfois une dimension quasi religieuse, mystique en tout cas, qui fait planer comme dans Senhora Minha, avec un superbe traitement de son sur la voix qui en intensifie encore la présence et la pureté profonde. Après l’incartade nettement plus enjouée de Desencontro, une mélodie trad’ très séduisante dont la tournerie caressante donne envie de danser (on pense ici aussi aux musiques grecques et à Nana Mouskouri), l’envoûtante prégnance vocale reprend dès le thème répétitif du piano sur Se de Saudade, et plus encore dans la bouleversante interprétation d’Amor é um fogo, comme suspendue à des cordes austères du violoniste Ianina Khmelik.

On ne se lasse pas de cette sensualité comme sur la ballade Que ninguém... avec son gros timbrage de basse sur fond d’orgue diffus, avant l’un des titres sans doute les plus tubesques de l’album, l’irrésistible Cançào et son tempo où la rythmique guitare-basse- claps propose un groove aux accents nettement plus méditerranéens voire orientaux. Une des très nombreuses pépites de ce merveilleux album, avec pour finir la poignante mélancolie toute en volutes de Lina vaz de Camões en hommage au poète honoré, puis, dans les bruitages et autres traitements de sons urbains, Pois meus olhos nao cansam de chorar, titre ultime qui nous laisse alangui et en total abandon, dans une joyeuse tristesse -pour filer l’oxymore-, en tout cas de celle qui fait du bien.

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