Grooves du monde
Une nouvelle sélection spéciale en forme d’antidote à la froidure post-hivernale, avec pour se réchauffer le cœur et l’esprit, l’irrésistible reggae de la londonienne Hollie Cook, le retour des Buttshakers avec une équipe renouvelée autour de Ciara Thompson dont la soul afro-américaine s’exprime par une retenue plus intimiste et bluesy, quand les Nantais de Tribeqa et leurs amis griots puisent dans les terres du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire pour marier judicieusement afro-soul et jazz hip-hop. Enfin, chaloupant entre Océan Indien et Méditerranée, avec de magnifiques chansons mêlant français, créole et gascon, le duo réunionnais Bonbon Vodou fort de ses nombreux invités, nous bluffe et nous épate par la richesse orchestrale de leur « Epopée Métèque » truffée aussi de voix merveilleuses.
HOLLIE COOK «Shy Girl» (Mr Bongo / Bigwax)
Une fois n’est pas coutume, d’autant que le genre est curieusement plus que discret sous nos latitudes, c’est bien un disque de reggae qui nous a totalement accroché ces dernières semaines, et l’on ne pouvait trouver meilleur antidote à la froidure qui s’installe en cette période hivernale. Si l’on salue souvent les exhumations judicieuses du label londonien Mr Bongo, c’est une nouveauté qu’il nous propose ici avec le dernier album de la chanteuse anglaise Hollie Cook, quinze ans après qu’elle y a signé son tout premier opus éponyme. «Le thème de Shy Girl, c’est moi. Il s’agit simplement d’être moi-même, en étant le plus fidèle possible à la musique que j’aime» explique la fille de Paul Cook qui était le batteur des Sex Pistols ! Mais si elle a tourné un temps avec un groupe post-punk, ses préférences vont aussi bien à la pop féminine qu’à la culture sound system londonienne et ses lourdes basses, du dub profond et lancinant aux ballades roots douces-amères. Réalisé sur trois ans dans quatre villes différentes (Los Angeles, New-York, Londres et Vejer de la Frontera en Espagne), ce disque irrésistible a été écrit avec son fidèle General Roots Band et bénéficie de diverses collaborations additionnelles.
Une exploration ensoleillée de l’amour sous toutes ses formes, à travers douze compos analogiques où son reggae groove superbement avec un son tropical-pop séduisant de bout en bout.
Le ton est donné dès le titre éponyme en intro, positif et entraînant avec la rythmique de Joe Prince à la guitare et les frères James et Ben McKone à la basse et à la batterie. Clairement reggae, avec les cuivres de Lucas Petter et Tomoya Forster, Ooh Baby dévoile une voix qui nous rappelle beaucoup Lianne La Havas, ce qui est d’ailleurs à s’y méprendre sur In the Pictures, l’une de nos pépites préférées avec son doux chaloupé et ses chœurs énamourés.
Si basse et guitare de Rockaway s’inscrivent dans la culture rastafarian de Marley, c’est le lourd tempo du dub qui marque le single Night Night avec en feat. MC dub Horseman, comme sur le lancinant Frontline avec ses lignes de guitare grinçantes et son superbe refrain, ou encore sur les cuivrés Crying Wolf et Hello Operator. Pour clore le chapitre avec une ultime pépite gravement addictive, la ballade roots We Shared Love, voluptueusement chaloupée avec des choeurs edéniques dont on ne se lasse pas.
Assurément l’un des albums indispensables du moment, et qui sera prochainement en très bonne place dans mon Best-of de l’année !
THE BUTTSHAKERS «Lessons in Love» ( Underdog Records / Bigwax distribution)
On savait que le retour du gang des lyonnais The Buttshakers se ferait avec quelques changements notoires dans le socle des musiciens autour de la chanteuse Ciara Thompson, pour donner à ce troisième opus chez Underdog (après les déjà excellents «Sweet Rewards» puis «Arcadia»), une orientation nouvelle. Bien sûr, leur soul prend toujours racine dans la terre fertile de la musique afro-américaine des années phare, mais la furie organique et explosive qui caractérisait le combo originel a laissé place à la retenue plus intimiste. Plus de suggestion que de confrontation directe, plus de tempérance et moins de rugissement chez la féline Ciara, mettant la boussole sur la lumière pour exprimer, dans ces «Lesson in Love», la foi en l’amour face au chaos des sentiments et l’agitation du monde.
De Goods Intentions exprimées en intro où le tempo soul-R&B est donné par des touches de cuivres (avec toujours Thibaut Fontana au sax, Franck Boiron au trombone, et en guest Aurélien Joly à la trompette), la guitare toujours excellente de Riad Klaï (qui succède à Sylvain Laurens), et en invité aux claviers dont l’orgue, l’incontournable Pierre Vadon. La voix nickel de la chanteuse s’entoure de backing-vocals où l’on retrouve Lisa Caldognetto, Elise Bortolotti et Jordi Tisserand. Le son vintage de Grow l’ancre bien dans l’Amérique d’hier et toutes ces belles voix mêlées puisent dans cette ballade chaloupée où chorusse le sax, dans l’héritage du gospel.
La ligne de basse de Théo Fardèle (remplaçant Vincent Girard), la wah-wah de Riad et les percussions d’Antony Gatta en guest donnent le groove soul-funk de Better Days, mais on montera encore le son pour l’entendre résonner de plus belle dans l’intro d’Anymore qui suit, avant un refrain festif et tubesque où les cuivres flirtent avec l’afrobeat. Quelle ligne de basse encore, sur le drumming de Cédric Gerfaud (qui succède à Josselin Soutrenon) sur Dream On, avec son intro psyché puis le groove parkinsonien de Riad et sa griffe acérée. Chœurs et orgue l’emmènent vers un rock psychédélique qui envoie !
Pour s’en remettre tout en continuant de planer, le bien nommé slow Cosmic Love s’accompagne des touches de vibraphone de circonstance avec en guest Félix Joubert. Tout aussi explicite, mais s’enfonçant dans la moiteur et les eaux troubles, Trouble Waters revient plutôt aux ambiances des anciens albums.
Plus classique, mais aussi le plus court malgré ses trois minutes, Sure as Sin sonne avec sa section cuivres comme du Maceo Parker. On lui préférera le titre éponyme Lessons in Love, tubesque encore avec sa guitare cristalline, les très belles voix du refrain, son groove léger et soyeux qui remmène à l’époque d’un George Benson. Avant de clore ce splendide album truffé de pépites croustillantes et bénéficiant d’un très bon son, par la bien jolie ballade soul-folk de Gotta Believe. Mais on l’aura compris, avec nos excellents Buttshakers, il y a forcément toujours de quoi se remuer le popotin !…
TRIBEQA «Sumu» (Underdog Records / Bigwax/ Believe digital)
Je ne sais plus le titre de l’album -parmi leurs trois précédents- qui m’avait déjà titiller l’oreille, mais ce quatrième opus de Tribeqa l’a d’emblée bien accrochée. « Sumu », qui veut dire réunion en Dioula, pourrait venir des terres rouges entre Burkina Faso et Côte d’Ivoire, convoquant les griots modernes que sont Maryam Dembeté ou la fratrie des Dembelé. C’est pourtant à Nantes que Tribeqa façonne et célèbre cette rencontre entre cultures, instruments et rythmes, au son d’un mariage entre afro-soul et jazz hip-hop. Un métissage énergique œuvré autour de la chanteuse Malou Oheix également au synthé basse, dans une alchimie qui mêle la chaleur du balafon chromatique de Josselin Quentin et le lyrisme de la guitare acoustique d’Etienne Arnoux (les deux co-compositeurs), sur les drummings experts de Julien Ouvrard. Croisement des genres et des langues, dans un dialogue vibrant entre les racines d’Afrique de l’Ouest, l’élan du jazz et la puissance du hip-hop, Sumu est bardé d’invités comme le flûtiste Magic Malik et des rappeurs tels le californien Mr.J. Medeiros, Blacc El des Dafuniks ou Wamian Kaïd.
Dix titres où l’on parle de célébration (Life), de famille, comme dans l’explicite Family, marrant, frais et léger sur un tempo pourtant très carré, entre flow du hip-hop et montage pop des voix façon Beatles, ou le côté tribu de Dembélé justement, où l’on peut penser à Angélique Kidjo, mais où il est aussi question de création comme sur Artist entre rap et free-style du hip-hop.
Les refrains font très souvent mouche, comme encore sur le groove léger de Respire, où voix et vibraphone donnent envie de siffloter, ou sur des rythmes afros plus appuyés (Secteur 22) notamment par le synthé basse de la chanteuse qui fait aussi groover Kouma. Parmi les pépites, on se laisse bercer par les voix et la flûte de Magic Malik, sur le groove plus nonchalant et entêtant de Grand Bassam, haut lieu ivoirien qui a si bien inspiré Josselin Quentin lors de ses pérégrinations en Afrique de l’Ouest. Preuve en est.
BONBON VODOU «Epopée Métèque» (Heavenly Sweetness / Idol / L’autre Distribution)
Autre épopée «métèque», sur la route des exils cette fois avec ce troisième album de Bonbon Vodou dont on avait déjà découvert la force des chansons sur leur «Cimetière Créole» en 2021, et par ailleurs tout le charme vocal d’Oriane Lacaille avec ses albums «iViv» (voir ici) puis Heat my Voice».
Mais le bonbon piment cachait sous l’apparence du gentil amuse-bouche réunionnais des épices autrement plus relevées. Le duo formé avec Jérémie Boucris (guitare, cigar box, ukulélé) lui aussi doué d’une superbe voix, prend ici une incroyable épaisseur grâce à sa dimension orchestrale, puisqu’il s’adjoint le trio multi-instrumentiste des Piment Piment avec Juliette Minvielle (tuntun, guimbarde, bendir, pandeiro), Yann-Lou Bertrand (basse, flûte, trompette, kass-kass) et Roland Seilhes (sax, clarinette, flûte). Tous chantent aussi, sans compter les prestigieux invités qui enrichissent de surcroît cette foisonnante équipe orchestrale. Comme Bernard Lavilliers qui croise sa voix à celle d’Oriane dans une version créole aussi séduisante qu’inattendue des Mains d’Or avec de belles nuances vocales tout en douceur, mais portée par un rythme assez tribal, comme l’a été encore plus radicalement dès l’ouverture la Cérémonie du Piment Piment, transe intense où percussions et chants sont appuyés par le sax.
Ou Rosemary Standley (Moriarty, Dom la Nena) qui pose sa voix magnifique sur deux bien jolis titres, l’explicite Mélancolie et sa pureté cristalline, entre rythme alangui, trompette vaporeuse et volutes vocales, puis à contrario sur L’Absence, où il est encore question de mélancolie mais exprimée ici avec une orchestration riche, dont des percussions afro-caribéennes intenses et une flûte pygmée enivrante, le tout avec un bon son pop.
Maya Kamaty quant à elle est conviée pour Demerd Azot with That qu’on peut facilement traduire (!), où les cuivres participent à un beat afro plus ardent, entre jazz-rock et afrobeat avec un texte toujours très engagé, où l’on aime aussi les choeurs qui rappellent les filles des Raoul Petite canal historique. Gourmandise amoureuse calme le jeu en s’inscrivant dans le jazz vocal créole avec tambour, plus dans l’esprit de ce que fait Cynthia Abraham avec ses copines en sextet.
Parmi les nombreuses pépites de cet album, Les Promesses fait assurément partie de ces très belles chansons, tant sur le fond que sur la forme, qui le parsèment. Un texte très poétique dont les percus entraînent le débit de la voix douce et claire de Jérémie avec en feat. Fixi au piano.
Si sur La Flemme (dans leur précédent opus) il était déjà question de «bouger son cul»(sic), l’invitation est on ne peut plus limpide avec Fais bouger ton Boule, qui groove au son de l’accordéon de l’illustre papa René Lacaille et du flow des tchatcheurs ambianceurs Mouss & Akim Amokrane. Drôle (ah le final…) et entraînant, avec son refrain en évident clin d’oeil au Vassiliu de Qui c’est ce mec là?, il rappelle aussi le style et le son d’Olive au début des 90’s. De quoi réaliser de bon flash-mob entre potes en tout cas !
Et que dire de Testostérone qui ironise autour de la condition féminine et où c’est une batteuse qui frappe (Héloïse Divilly), ouvert par une flûte enchanteresse avant de développer un groove afro où l’on se croit chez Pat Kalla et son Super Mojo. Entre texte et chant, toujours cette patte eighties d’Olive, puis une bascule de ouf avec une rythmique Princière façon Juan Rozof. Impossible de ne pas danser, avant de rire une fois encore au final.
Dans cet album on l’a compris très espiègle et qui chaloupe entre Océan Indien et Méditerranée, le piquant perce sous la tendresse des chansons souvent bercées au rythme du maloya. On y sourit souvent, mais la force des mots dits est celle d’une poésie très engagée à propos des migrants universels. L’émotion est à fleur de peau où se dressent les poils, en entendant le titre éponyme, cette Epopée Métèque portée par une voix sublime sur une pop sympho croisant le piano de Fixi aux cordes, avec comme pour l’Absence la harpe de Camille Heim.
Enfin, ultime bijou de ce bluffant opus, Apparu, avec sa poésie créole envoûtante comme le vaudou, se fond dans la douceur de la voix de Nellyla (senza, claviers), avec un superbe montage vocal et groovy, là encore à la manière d’une Cynthia Abraham ou de Camille.
On savait le petit Bonbon Vodou acidulé, de là à tant nous épater…
Vraiment, un grand album ! (et un de plus dans l’incroyable catalogue du petit label Heavenly Sweetness).
