Les incontournables de ce début d’année 2024 (1/3)

Les incontournables de ce début d’année 2024 (1/3)

Retour aux sources

Passé le cru exceptionnel de 2023, la nouvelle année démarre avec déjà nombre de sorties parmi lesquelles plusieurs musiciens qu’on suit et apprécie particulièrement. Fortuitement, un même mot d’ordre est affiché par ces artistes quel que soit leur parcours: après les expériences et les stratégies, retour aux fondamentaux, à la source, pour continuer à faire ce qu’ils aiment de façon plus artisanale, libérés des contraintes pour gagner en autonomie en faisant du home made. C’est le cas des grooveurs d’Electro Deluxe avec leur bombesque «Next» comme ceux des Lehmanns Brothers pour leur premier vrai LP. C’est aussi le retour du jazz-funk et jazz-rock des seventies pour le nouvel opus de la bassiste prodige Kinga Glyk, co-produit par Michaël League avec une armada de claviéristes, tandis que le crooner italian touch’ Giorgio Alessani renoue avec l’originalité de sa patte west-coast dans un opus intime et résilient écrit dans la solitude du confinement, où Anne Sila vient joliment poser sa voix.

ELECTRO DELUXE «Next» (Stardom / Believe)

Comme le temps passe. Déjà vingt-trois ans que le groupe parisien Electro Deluxe impose son mariage du jazz au funk, incorporant au fil de sa discographie, la soul, le R&B,le hip-hop et l’électro. Ce 9 février paraîtra Next, le septième album du combo lauréat des Victoires du Jazz en 2017 qui n’avait rien publié depuis « Apollo » en 2019. Forts de compter sur la voix d’un vrai chanteur américain depuis l’arrivée du charismatique James Copley au micro depuis 2011, Gaël Cadoux (claviers),Thomas Faure (sax), Jérémie Cock (basse) et Arnaud Renaville (batterie) sont tous auteurs, compositeurs et arrangeurs et gardent le contrôle sur tout le processus de création, voulu de plus en plus artisanal et revendiqué «fait à la maison».

Et le gâteau qui sort tout chaud du four est peut-être l’un de leur plus savoureux, d’autant que le mastering final a été confié à la patte experte d’Alex Gopher. «Une volonté de renouer avec nos premières amours sur les terres du funk et de la soul, de revenir aux fondamentaux pour retrouver la substantifique moelle de notre musique» expliquent les musiciens qui ont traduit ce choix en conviant quelques prestigieux invités, à commencer sur Nakie Nakie en ouverture par un solo de Candi Dulfer, la légendaire saxophoniste hollandaise de Prince et de Dave Stewart.

Le chant de Copley rappelle d’ailleurs celui du kid de Minneapolis sur ce disco-funk cuivré très seventies, où la basse donne un tempo façon Love on the Beat. Un bassiste qui assure aussi la rythmique guitare sur ce titre où les oh oh oh oh du refrain font mouche. En parlant de refrain,on accroche direct à la bombe groovy de One in a Million qui suit, pépite de soul-funk à base de cuivres et de choeurs. Toute une époque, celle de l’explicite 1979 et sa tournerie classique de disco-funky qui met dans le mille en combinant synthés vintage, Clavinet Hohner, Hammond B3 et wah-wah, sur cette voix toujours lascive ourlée de chœurs smoothy.

On reste dans le trip de la black music de cette période avec Who’s got your Back ? avec un beau tricot de basse face au Clavinet, avant l’arrivée d’un autre invité de marque, le tromboniste suédois Nils Landgren (du fameux Funk Unit) pour le titre éponyme Next, morceau purement instrumental porté par des cuivres entre afro-funk et afro-beat. De bout en bout, comme sur tout le disque, on aime l’aisance de la frappe toujours au taquet d’Arnaud Renaville sur ce montage flamboyant des soufflants où Landgren se dégage en solo sur fond d’orgue.

A fond dans le moove, c’est pas près de s’arrêter avec Ain’t no stoppin’ et son intro rentre-dedans, titre salace aux choeurs claquants qui tombe sec et lourd, très pillé sur le Sledgehammer de Peter Gabriel soit dit en passant… On aime les ondulations de basse en arrière, avant un très beau final croisant voix profonde et sensualité des chœurs (Cynthia Abraham, Crystal Petit Night, Tanya Michelle Smith). Toujours cette basse qui avance son groove à pas de loup pour introduire Shame et sa voix feulante, encore une pépite hyper dansante avec son tempo au cordeau façon JB’s qui devrait cadencer vos pas et motiver quelques flash-mob…

Si le groove soutenu balance toujours bien, on est moins enthousiasmé par le trop bateau Neverland, mais en matière de retour aux fondamentaux, le Wanna have a good Time! en clôture se pose là pour créer une vraie ambiance de party, d’autant que, alors qu’on vient d’évoquer les JB Horns de James Brown, c’est l’illustre Fred Wesley tromboniste aussi aux côtés de Maceo Parker, qui est le dernier invité sur ce titre où l’on prend typiquement le temps de faire monter la mayonnaise avec tous les pupitres à l’unisson. Imparable !

N.B: curieusement, et on pourra le regretter, la grande tournée française d’Electro Deluxe en mars prochain ne propose aucune date en région lyonnaise. Que se passe-t-il?…

 

LEHMANNS BROTHERS «Playground» ( 10H10 / Believe / L’Autre Distribution)

S’il sont décidément très productifs avec déjà quatre EP en dix ans de parcours (et dont la qualité a été chaque fois soulignée dans ces colonnes) on s’est toujours étonné que nos brillants angoumois si créatifs n’aient encore jamais opté pour un Long Player (LP). Chose faite avec ce « Playground » paru ce week-end, même si ce plein album de douze plages se résume à trente cinq minutes. Mais elles sont intenses !

Toujours sur le label 10h10 après les excellents et consécutifs «The Youngling, vol1 et Vol.2»  enregistrés en conditions live à l’Alhambra Studios, mais où cette fois seul le mixage s’y est déroulé. Car l’argumentation des Lehmanns Brothers est ici la même et quasiment mot pour mot avec celle d’Electro Deluxe (et l’on peut aussi y ajouter la démarche de nos amis d’Electrophazz avec leur incroyable «Back to the Future», voir ici). Un arrêt sur image dans la trajectoire de carrière, une réflexion après moult expériences sonores qui débouche aujourd’hui au besoin d’un retour à l’essentiel. Changement dans le process, plus de spontanéité et moins de stratégie, le gros studio étant troqué pour des prises à la maison. Le besoin de modernité inverse les équilibres et plutôt que de composer autour des trois instruments centraux (clavier ; basse ; batterie), les productions sont résolument digitales et font la part belle -comme en concert- à la guitare d’Alvin Amaïzo au gros son truffé d’effets. « Playground », comme un retour aux sources, une sensation d’être à la maison avec un profond besoin de se reconnecter à l’exploration des sons, des mots, des rythmes, où l’on expérimente, on produit et on s’amuse dans la franche camaraderie qui porte le groupe depuis sa création au lycée. On s’étonne donc de voir le groupe désormais présenté autour de son trio fondateur, avec aux cotés d’Alvin (guitare, mais aussi clavier, basse et voix) Julien Anglade aux claviers et chant lead et le batteur Dorris Biayenda, le bassiste Clément Jourdan et le tromboniste Jordan Soivin, pleins membres jusqu’alors du quintet étant crédités comme feats.

Ce qui ne change rien au résultat puisqu’ils sont tous là avec comme d’habitude un chapelet de pépites cachées sous cette drôle de pochette à l’artwork un peu bizarre, qui pourrait laisser penser que les Brothers sont restés de grands enfants à la fantasmagorie grande ouverte. Passé le prélude d’intro en signe d’amusement et de bricolage, le court Brighter Days entre dans le vif du sujet avec son tempo au hachoir et la voix toujours adéquate de Julien. Le groove basse batterie donne la pleine puissance à ce funk qui balance comme du reggae et évoque la disparité des cultures. Trinity qui suit autour des thèmes de l’amitié et de la loyauté, garde la rythmique funk mais le chant hip-hop et très américain (Julien manie parfaitement la langue) lui donne la touche urbaine avec – et ça se sentira tout au long de l’album- un très gros boulot sur le son. La qualité de cette voix à la fois puissante et suave, sensuelle en voix de tête, résonne particulièrement sur le tubesque Open your Heart, ode à la vie et au lâcher prise, premier single au son pop et mariant R&B et hip-hop, avec une guitare qui claque le rythme dès l’intro. Elle nous fera planer dans les limbes de Follow into the Wild, titre au groove sensuel et où le chant prend des intonations wonderiennes.

Avec toujours du gros son et beaucoup de taf pour le mix (signé Vincent Barcelo), comme sur la superbe intro de Double Spiral, un titre extra de hip-hop ultra groovy pour lequel on préconise de monter le volume !

Après un court interlude, Old Souls se distingue en sonnant différemment, plus résolument pop avec cette rythmique de guitare au son rock-wave. Encore un titre soutenu par un drumming intense, où le refrain imprime et ne vous lâche plus jusqu’au final aérien qui s’envole comme la voix vers un jazz-rock qui fait dresser les poils. Et si la patte Lehmanns Brothers est désormais reconnaissable d’emblée par les voix mixées de Julien, on a compris que la guitare électrique y imprime de plus en plus sa furieuse marque. Une évidence à l’écoute du bestial Lookalike qui envoie du très lourd  entre rock et hard-funk. Ce qui n’empêche pas le groupe de briller aussi sur un titre enfin apaisé comme Millenium, un petit bijou de sensualité croisant voix sexy, volutes de synthés et down tempo. Superbe !

N.B: Là encore, étonnement. A quand les Lehmanns Brothers en concert à Lyon? Si depuis leur carton au Rhino 2021 à St Martin la Plaine on a pu les revoir l’été dernier à Bourg-en-Bresse, dans l’Ain où ils étaient encore ce week-end à Valserhône (Arbent),aucune scène lyonnaise ne les a programmés.Incroyable !

 

KINGA GLYK «Real Life» (Warner Music)

Quatre ans après «Feelings», l’impressionnante jeune bassiste polonaise Kinga Glyk signe à nouveau chez Warner ce nouvel album peut-être le plus distinctif dans son parcours, avec l’écriture de titres instrumentaux originaux, toujours à la croisée du jazz et du funk. Celle qui ne chante pas mais fait chanter son instrument -à la manière de ses idoles Jaco Pastorius, Marcus Miller ou Stanley Clarke- voulait créer de belles «chansons», estimant que la musique peut exprimer des sentiments et toucher même sans paroles. C’est ce que cette séduisante prodige âgée aujourd’hui de vingt-six ans a expliqué au leader des Snarky Puppy, Michael League qui co-produit l’album enregistré dans son studio catalan. Egalement bassiste, League y joue aussi quelques parties de fretless, de claviers, de guitare et de sitar électriques au sein d’un line-up de musiciens partageant la même vision. Outre l’aérophone (instrument à vent numérique qui permet de joue indistinctement du sax, de la clarinette, de la flûte ou du violon…) tenu par Casey Benjamin (Robert Glasper Experiment), le papa batteur Irek Glyk a laissé les baguettes à Robert «Sput» Searight (Snarky Puppy, Ghost Note) et pas moins de quatre claviéristes de premier plan ont été réunis en plus de League, avec Caleb McCampbell (Beyoncé, Michaël Bublé), Julian Pollack (Marcus Miller, David Sandborn), Nicholas Semrad (Lauryn Hill, Bootsy Collins) et Brett Williams (Stevie Wonder, Marcus Miller).

Le single Fast Life (écrit en pensant aux fast-foods, symbolisant ce besoin d’avoir tout tout de suite en allant toujours plus vite) ouvre le disque par une belle intro tonique, où après une longue note continue de basse, la rythmique déploie son groove jazz-funk , dérivant vers le jazz-rock avec les nombreuses variations des synthés. Bien dans l’esprit initial des seventies comme encore sur Unfollower, puissamment lesté par un lourd duo basse-batterie sur lequel les jeux de molettes des synthés digressent à l’envi. Ils restent très bavards sur le jazz-funk ultra syncopé de Who cares avant de s’apaiser par des nappes charmeuses et plus planantes pour Island où quelques notes de ce thème plus léger suffisent à séduire et ouvrir l’espace.

Not Real que Kinga a composé seule sera de nos préférés, encore un joli thème où la basse claquante tricote un slap impecc façon Marcus, sur un drumming porteur et l’entêtante tournerie du synthé de Brett Williams.

Après la courte virgule plus contemplative de Unseen Bruises, retour aux fondamentaux de la musique instrumentale où le synthé «chante» la mélodie pour Swimming in the Sky, bardé d’une batterie tendue et hyper nerveuse et offrant des attaques bien péchues toujours dans l’esprit jazz-rock des 70’s, de Hancock à Miles Davis. Là encore, de (trop) longues digressions synthétiques rendent la compo assez lourde voire indigeste. Et même si la tournerie de basse de The Friend you call rappelle Stanley Clarke et celle de That right there un Marcus Miller, c’est un peu ce qui plombe toute cette dernière partie de l’album, développant des thèmes assez gentillets et plutôt datés qui nous on fait décroché. On leur préfère nettement les premiers, comme encore cet Opinions en clôture, tourbillon aérien et planant du meilleur effet.

 

GIORGIO ALESSANI «The mess we leave behind» (Alfa Music / Inouïes Distributions)

On avait découvert par hasard au seuil de l’été 2020 le chanteur (et aussi pianiste) Giorgio Alessani, musicien italien installé à Paris, avec son merveilleux album «Kissed by the Mist» parmi notre best-of de cette année là. Un ovni dont on ignorait tout et qui se payait le luxe d’y être entouré à la fois par des pointures du jazz hexagonal et carrément un orchestre symphonique luxuriant. Mieux, à contre courant des tendances du moment, le classieux crooner italian touch’, jazzman au physique tenant plus du chanteur lyrique, dévoilait ses appétences pour un créneau mythique qu’on adore -étant de la même génération et partageant exactement les mêmes goûts et références- le fameux jazz west-coast qui a marqué les seventies en combinant swing et ballades dans des orchestrations léchées. On pense évidemment à Donald Fagen et Steely Dan, à Michaël Franks, Steeve Miller mais aussi à son compatriote et ami exilé en Californie Gino Vannelli.

Une veine de haut vol que très peu de musiciens par chez nous osent aborder, mais qui semble innée chez ce compositeur sensible et inspiré. Résilient surtout, dans le courage et l’abnégation après avoir vécu un douloureux drame personnel, en croyant toujours à la force de la musique pour avancer et rester positif. Là encore sans baisser les bras ni cesser de composer après que son superbe (et coûteux) disque n’ait pas eut l’audience qu’il méritait en restant confidentiel  dans cette période covidée, Giorgio a réduit la voilure pour se recentrer sur les fondamentaux plus intimistes. Aux fidèles Cédric Henriot (piano, claviers) et Dédé Ceccarelli (batterie) se joignent ici le plutôt rare et discret saxophoniste M-Carlos et, belle surprise inattendue, notre chère Anne Sila, à la fois pour les choeurs et un duo en italien avec le chanteur pour lequel elle a aussi écrit une poignante chanson en français, L’Heure de notre Histoire en clôture de ces neuf nouveaux titres par ailleurs toujours écrits en anglais par Cedric McClester.

Dès l’intro avec le titre éponyme, on retrouve avec bonheur cette sensualité dans le groove west-coast qui nous avait tant séduit. Entre le Fender Rhodes et un rond synthé-basse porteur, le refrain de The mess we leave behind nous accroche avant un premier chorus de  M-Carlos, sax rejoint par la trompette bouchée de Rember Duharte pour cuivrer le très californien Music is my Mistress tendance Fagen, où la voix angélique d’Anne Sila dialogue avec Giorgio. Cette fameuse voix très enfantine par sa pureté, si reconnaissable entre toutes désormais, qui se marie parfaitement à la chaleur plus virile du ténébreux barbu pour le duo en italien Fino a che vivro qui devrait ravir les amateurs du genre, d’ici ou de Rome où cet album a été signé par le label Alfa Music.

Parmi nos coups de cœur, We can’t go on like this, ballade feutrée par les balais délicats de Dédé, où le chanteur a toute la sensualité d’un Michaël Franks, sur un montage rythmique où il a le phrasé jazzy d’un Gino Vannelli, parachevé par un beau solo de sax en réponse au synthé. Douceur d’un grain médium toujours élégant sur le slowly Time’s be kind to you ou dans l’orchestration jazzy de We had our run, entre chorus de sax velouté et vocalises où le crooner lâche un peu plus de puissance. Si la ballade d’Imperfect propose une ambiance cette fois plus bluesy, il y a peut-être un peu de trop de texte sur cette compo bavarde (titre prémonitoire?…), à laquelle on préférera la plus longue plage qui suit (plus de six minutes), ce Talking to shadows charmeur où Michaël Franks pourrait encore une fois bien faire partie des ombres fantômes…

On l’a dit, L’heure de notre Histoire écrite par Anne, vient clore cette séduisante galette, émouvante avec l’apport ici du bandonéon de Juanjo Mosalini et malgré tout porteuse d’espérance. Il est troublant -pour ceux qui savent que la chanteuse a elle aussi vécu un terrible drame mais d’une autre nature-, de voir combien les mots dits pourraient en tout point avoir être écrits par le chanteur lui-même. «J’ai survécu à l’enfer… Le soleil reviendra et je serai à nouveau debout… Je raconterai leur histoire en chantant, vive les matins suivants!…». La connexion évidente de deux belles âmes méritantes qui étaient faites pour se rencontrer. Voilà qui est fait, et bien fait.

 N.B: Giorgio Alessani sera en show-case aux Docks 40 de Lyon le 13 mars prochain pour présenter ce nouvel album.

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