Sélection CD. World & groove (2/4) – Mai 2025

Sélection CD. World & groove (2/4) – Mai 2025

Ces dames du monde…

 Après le Brésil (voir ici), nous poursuivons notre périple planétaire par une sélection afro-créole avec un carré de dames solaires, quatre black-women expatriées et de forte personnalité qui, chacune à sa manière et selon son héritage culturel et musical, questionne son identité en remontant le fil de ses racines originelles. De la Guadeloupe de Célia Wa au Togo de Laura Prince, de Trinidad pour la Canadienne Tanika Charles au Cap-Vert de la Portugaise Carmen Souza, en vous souhaitant un beau voyage sonore, dépaysant et assurément très ensoleillé.

 

Célia Wa «Fasadé» (Heavenly Sweetness / Idol / L’Autre Distribution)

Chanteuse multi-instrumentiste et notamment flûtiste aguerrie, entendue entre autres aux côtés de David Walters, la musicienne engagée Célia Wa, d’origine guadeloupéenne, est toute imprégnée du patrimoine culturel antillais, animée d’une puissante identité créole qu’elle exprime avec force et finesse pour défendre la mémoire collective de ses ancêtres. Après déjà trois EP, « Fasadé » est son premier « vrai » album où elle assoit un style très personnel, initié depuis bientôt dix ans sous la bannière « karibfutursound » qui fusionne gwo ka, néo-soul, nonchalance du reggae de Kingston, électro-jazz futuriste et hip-hop, avec ses fidèles Xavier Belin au piano et synthé basse, et Christophe Négrit à la batterie et au fameux tambour ka. David Walters (guitare, basse, chœurs) signe de sa patte les arrangements de ces neuf titres où se succèdent quelques invités, comme l’incontournable percussionniste Roger Raspail ou le chanteur du cru Frantz Broussillon, mais aussi, dépassant l’arc strictement caribéen, la kora du Sénégalais Ousmane Kouyaté ou la voix du Nigérian Owomide.

Le rythme et les sonorités d’Ola en intro peuvent rappeler l’époque Grace Jones et la voix un peu celle de l’haïtienne Mélissa Laveaux, avant de retrouver ce groove lancinant sur Démounaj (aliénation) et sa tournerie de flûte ensorceleuse.

Le Fender Rhodes et le synthé basse de Belin mêlés aux percussions et à la flûte font de Huey un petit bijou de groove frais et léger comme la voix sensuelle de la chanteuse. Passé le créole et engagé Rasanbleman où Roger Raspail et Christophe Négrit forment une intense paire rythmique, on aime aussi beaucoup No Lies, croisant la kora sénégalaise à la guitare de David Walters aux résonances andalouses, proches d’une ambiance Café del Mar. Un mélange pop-world au très beau son et où rayonne la superbe voix aérienne de Célia.

Si le titre éponyme Fasadé se fond dans une douceur planante, Sango avec ses rythmes trad’ et la voix d’Owomide mène à l’inverse à une danse tribale, tandis que Souljah se rapproche de Ola en rappelant encore les ambiances eighties d’une Grace Jones, entre tango electro-dub et chaloupement sensuel du reggae. Avant de clore ce très séduisant album par Louwanj, en duo vocal avec Frantz Broussillon et où la musicienne fait montre de son grand talent de flûtiste.

 

Laura Prince «Adjoko» (Jazz Eleven / BacoDistrib)

Qui suis-je? s’interroge la chanteuse d’origine togolaise Laura Prince qui elle aussi, après un premier album «Peace of Mine» avec le pianiste Grégory Privat qui la révéla en 2021, part aujourd’hui avec «Adjoko» à la rencontre de ses ancêtres et de son héritage historique, à la fois familial et musical. Dans une logique de continuité, un parcours initiatique pour honorer et faire perdurer la tradition, en se laissant porter par la mélopée des vagues venues de l’océan Atlantique. Un nouvel opus coproduit par Giovanni Mirabassi et qui est cette fois le fruit d’une collaboration avec le pianiste ghanéen Victor Dey Junior (une sacrée révélation !) et le percussionniste béninois Samuel Agosou, avec lesquels elle s’est installée en immersion totale à Ouidah afin d’étudier les chants traditionnels locaux, puis de les marier à ses premiers amours que sont le jazz -et ça s’entend !-, la soul et la pop.

La voix très séduisante de Laura se mêle harmonieusement à la guitare d’Abdoulaye Kouyaté pour l’afro-folk I want to go d’intro. On aime la sensualité bien jazzy de cette chanteuse qui se fond parfaitement avec le superbe piano de Victor Dey Junior que l’on découvre avec bonheur au fil des titres. D’abord avec Mary Prince, qui rend hommage à cette ancêtre qui sut s’affranchir de sa condition d’esclave, un latin-jazz au groove brésilien porté par la basse de Daniel Roméo, puis dans le son aérien du vocal-jazz Agbadja. Un piano qui sonne toujours aussi bien sur le joyeux Odoyà/ Yemanja comme sur Mawu avec en feat.les cuivres de l’Harmony’s Brass Band, sur la soul-pop d’Away en duo avec la voix pleine de nuances de la chanteuse.Ou encore sur l’afro-jazzy Gbé Gbé Makué et sa basse bien timbrée, avec un quatuor en parfaite osmose pour porter le tempo sensuel de ce titre avec un texte en français narré sous forme de confession, où la voix rappelle ici Sandra Nkaké. On pourra aussi penser à Tracy Chapman sur le superbe May Be en clôture, avec la voix d’Asamba en feat. et la mélodie pop-folk de la guitare.

 

Tanika Charles «Reasons to Stay» (Record Kicks / Modulor)

Deux fois nominée pour les Juno Awards et trois fois pour le prix Polaris depuis la sortie de son premier album «Soul Run» en 2017, la chanteuse de Toronto mais d’origine trinidadienne Tanika Charles est vite devenue l’une des grosses sensations soul-R&B du Canada. C’est toujours sur le réputé label milanais indépendant Kicks, spécialisé dans la soul-music, qu’elle publie cette semaine «Reasons to Stay», quatrième opus plus brut de sincérité et profondément personnel, sous forme de lettres intimes adressées à sa famille. S’il y est question d’insécurité et de traumas vécus en son sein, ces relations endommagées sont à l’origine de son écriture exutoire, à la recherche d’une paix intérieure et d’un épanouissement pour trouver enfin l’amour de soi qui faisait défaut.

Réunissant ses fidèles musiciens Scoot McCannell à la basse, Chino de Villa à la batterie et Ben McDonald aux claviers, et avec le soutien vocal d’Aphrose, de Claire Davis et la participation de l’interprète québécois Clerel, ce nouvel album d’une dizaine de titres plutôt courts et mixé par le leader de Monophonics, Kelly Finnigan, se caractérise par son grain analogique. Comme un «classique moderne» de la soul, rétro-futuriste et intemporel, qui capture l’essence du blues, du jazz et du R&B influencé par le gospel, tout en faisant un clin d’oeil au hip-hop. Entre titres groovy (No More, Here when you’re ready, Having a Time, Win…) et ballades nu-soul empreintes de sensualité (How long will I take, Reasons to stay, Talk to me nice…), une belle façon d’aborder le son et l’esthétique du genre, sans artifice et avec beaucoup d’honnêteté. A découvrir dans tous les cas !

 

CARMEN SOUZA «Port’ Inglês» (Galileo Music / Sessions)

Si elle a fait ses premiers pas au sein d’une chorale gospel, Carmen Souza tient une place à part dans l’univers du latin-jazz, et plus globalement dans la world-music. La chanteuse (mais aussi guitariste et pianiste) lisboète d’origine cap-verdienne, douée d’une technique vocale -et notamment pour le scat- qui l’apparente souvent à une Ella Fitzgerald, combine en effet, rythmes afro traditionnels et jazz contemporain sous l’égide de son mentor depuis vingt-cinq ans, le bassiste, directeur artistique et producteur Théo Pas’cal.

Avec ce nouvel opus de huit titres, c’est bien son île d’origine qui est évoquée et honorée dans toutes ses diverses formes musicales. Mazurka cap-verdienne pour l’intro de St Jago, funanà en fast-tempo dans Pamodi qui évoque l’impérialisme colonial et s’apparente au be-bop d’un Miles Davis avec Charlie Parker -avec ici un solo de trompette de Mark Kavuma-, funanà encore sur Amiradi qui parle d’amitié, morna bien sûr avec Cais d’Port Inglês où, entre la mélodie du pianiste angolais Joào Oliveira et douceur de la voix, il est difficile de ne pas penser à son aînée, l’inoubliable «diva aux pieds nus» Césaria Evora, première ambassadrice du Cabo Verde.

Autant de chansons qui reviennent beaucoup sur la présence et l’impact des Britanniques sur ce petit état insulaire au large de la côte nord-ouest de l’Afrique, où aborda un jeune navigateur anglais de quinze ans, Francis Drake auquel est dédié Francis drum, avec la flûte solo de Gareth Lockraine. Comme Ariope! (à comprendre comme hurry up!) qui montre comment le langage créole afro-portugais a incorporé les anglicismes au fil du temps. Entre esprit joyeux porté vers la danse (Badju Mandadu) et douceur d’une ballade à la guitare pour évoquer des souvenirs d’enfance bercée par une boîte à musique (Moringue), un répertoire de bout en bout solaire, à l’image de la lumineuse Carmen Souza.

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