Sélection de CD – décembre 2025

Sélection de CD – décembre 2025

De beaux inclassables

Après des sélections rassemblées plus thématiquement, me reste toujours des coups de cœur pour quelques inclassables – dont plusieurs amis suivis ici depuis longtemps-, autant de paysagistes sonores impressionnistes et atmosphériques, magiciens et autres fées des climats intérieurs comme des grands espaces plein ouverts, où l’on trouve souvent, pour ce faire, une instrumentation singulière qui participe pleinement à la poésie et aux images oniriques qu’elle suggère. Des cordes inévitablement partout, de guitare nylon, de violoncelle, violon, ou cavaquinho…, ici un accordéon ou un harmonica, là une flûte, un ocarina ou un glockenspiel. Leur point commun, c’est beau et ça emmène loin. Laissez-vous transporter !

QUENTIN DUJARDIN «Saison Orange» (Agua Music / Inouïe Distribution)

Album après album, notre ami belge Quentin Dujardin ne cesse de s’affirmer comme un peintre sonore, égrenant ses compos atmosphériques comme autant de tableaux impressionnistes inspirés des éléments naturels et des paysages qui l’entourent. Par la résonance magique de ses cordes nylons, ce virtuose de la guitare croisant jazz, baroque et musiques du monde nous ouvre à chaque fois des espaces infinis.  A l’instar de son compatriote accordéoniste diatonique Didier Laloy, apprécié sur leur bien nommé «Water & Fire» (2019)où il était déjà question de saison printanière (Avril, Mai, Juin…), puis sur le post-covid «2020» qui dévoila un quartet de choc, puisque les deux compères y sont désormais encadrés par l’une des paires rythmiques les plus ébouriffantes et enviées qui soit, avec Manu Katché aux drums et Nicolas Fiszman à la basse [Ndlr : Manu jouait déjà sur «Catharsis», précédent album de Quentin avec le pianiste Ivan Paduart, où c’était alors Richard Bona à la basse.]

C’est donc ce fabuleux quartet qui nous revient aujourd’hui avec «Saison Orange», produit par le californien Lee Townsend (réputé pour son travail avec les plus grands guitaristes, c’est sa troisième collaboration avec Quentin Dujardin), et que le compositeur naturaliste définit comme une cinquième saison. Entre hiver et printemps, celle où les champs qui entourent son paisible village se parent d’un reflet orangé sous le triste effet des pesticides qui leurs sont administrés à cette époque.

Epiphytes (signifiant qui croit sur une autre plante) entame la déambulation sur une ligne rythmique pop-rock et trace une fresque impressionniste où la clarté des cordes ouvre des paysages oniriques, avec en feat. le grand trompettiste danois Mathias Eick (Manu Katché, Lars Danielsson, Vincent Peirani…) dans un dialogue vaporeux avec l’accordéon.

La Croisière avec son tempo plus blues-rock, nous évoque plutôt une chevauchée dans les plaines du mid-west, avec un souffle d’accordéon qui se substitue à un harmonica. D’équidé il est justement question avec Janette sur son cheval, titre bien dans l’esprit d’une chanson folk, douce perle de guitare solo avec un tricot classique et une mélodie qui tient de la broderie, tendre et élégante. Elle prend des couleurs plus flamenca en affirmant son caractère dans un joli croisement de cordes avec la basse sur le titre éponyme Saison Orange. Sur près de six minutes, elle sera plus légère et guillerette pour le bien nommé Douce avec son groove tranquille sur une ligne de basse toujours virile.

Mais si Argile, proposé à nouveau en guitare solo, a la pureté bienfaitrice de son titre le temps d’une plage atmosphérique et contemplative, les loups sortent du bois quand arrive Septembre, la bombe de la rentrée avec sa rythmique nettement jazz-rock et des attaques basse-batterie qui envoient bien comme on aime !

Dans l’esprit d’Argile, Vivace fait malgré son titre un retour vers l’apaisement avec une guitare alanguie, avec des cordes grinçant sous les doigts dans un jeu d’obédience classico-baroque (rappelons qu’on entend par ailleurs Quentin sur ce créneau avec le violoncelliste Matthieu Saglio dans l’ensemble Résonance du contre-ténor Samuel Cattiau). Avant de clore ce splendide album -peut-être son meilleur- par une mélodie qui d’emblée nous semble déjà connue. Et c’est bien normal, puisque cette seule reprise (instrumentale) est celle de L’Enfer de son compatriote Paul Van Haver, plus célèbre sous le pseudo Stromae, artiste qui comme lui partage un regard écoresponsable et inquiet sur cette planète.

ARIEL BART «After Silence» (autoprod. / L’Autre Distribution)

Autre paysagiste sonore très inspirée dans ses compositions, on découvre avec plaisir la jeune musicienne israélienne Ariel Bart à l’occasion de ce premier album en trio après deux autres en solo (« In Between » puis « Documentaries ») qui on révélé l’univers innovant de cette harmoniciste chromatique âgée aujourd’hui de vingt-six ans. Formée au jazz et à la musique contemporaine à la New School University de New-York, avant de s’installer (comme tant d’autres) à Berlin, elle aime marier le classique occidental aux musiques moyen-orientales et son esprit romantique, entre nostalgie et joie, donne une dimension très suggestive à sa musique. Un travail de styliste à la manière de certains bandonéistes et accordéonistes du jazz, et si d’ailleurs on disait précédemment que celui de Didier Laloy s’apparentait souvent à un harmonica, l’inverse est ici évident.

Entourée du violoncelle de Talia Erdal et du piano d’Arseny Rykov, elle a conçu cette fois pour ce format assez unique un album explorant les éléments invisibles du décor, comme un moment de réflexion où chaque titre dégage une atmosphère cinématographique ou picturale.

Comme un prélude contemplatif, le titre éponyme After Silence ouvre le disque au son du violoncelle, avant que le vent du nord (Wind from the North) apporte plus de souffle par le piano et celui de l’harmoniciste qui fait ses gammes avec virtuosité sur cette mélodie blue-jazz. C’est encore un violoncelle lyrique qui introduit Oath dans un élégant mouvement conjoint avec le piano, avant d’entamer un sublime dialogue avec l’harmonica.

On l’a dit, la similitude de sonorités entre harmo et accordéon porte parfois à confusion, c’est le cas sur Behind Windows (un titre explicite qui peut rappeler un Demian Dorelli), avec une très jolie mélodie longuement exprimée en piano solo, mais encore avec cette même façon de «chanter» sur One Warrior, autre compo toujours portée par ce souffle lyrique, où le violoncelle est ici en mode contrebasse. Ce même archet installe le climat encore bien mélancolique de Seeds of Change et contribue à la solennité de l’évocateur Don’t forget us when the War is over, avant de donner une patte toute classique à Screams before Silence. Tout cela est parfois triste mais suffisamment beau et élégant pour nous émouvoir.

ELLINOA «Mejiro» (Les Ptits Cailloux du Chemin / Inouïe Distribution)

Les Ptis Cailloux du Chemin, c’est le nom du label d’Ellinoa. Les siens sont plutôt du genre gros -au sens imposant et magistral du terme-, et voilà déjà dix ans qu’elle les sème en construisant pierre après pierre une œuvre singulière et remarquable qui, justement, sort des chemins balisés. Après un premier disque de feu (Old Fire en 2015), la révélation de son grand labo orchestral (Wonderlest Orchestra, 2018), Ellinoa- nous a époustouflé avec celui de l’eau (The Ballad of Ophelia, 2020) puis un peu dérouté avec celui du métal (Ville Totale, 2022) bien qu’impressionnant toujours. La compositrice, chanteuse et joueuse de glockenspiel, revient aujourd’hui avec «Mejiro», album de l’air cette fois, qui doit son nom à la fois à un quartier tokyoïte et à un petit oiseau endémique du Japon, pays dont la culture et l’imaginaire l’ont bercé depuis l’enfance. Elle lui fait ici une sorte de déclaration d’amour comme avant elle une Amélie Nothomb ou des musiciens comme David Sylvian ou David Bowie. Même si la mandoline et le violoncelle peuvent éventuellement évoquer un koto ou une flûte traditionnelle, il n’est cependant pas question de jouer ou même de s’inspirer de la musique japonaise, mais plutôt d’explorer son vaste imaginaire et son pouvoir fantasmagorique, incroyablement fertile comme l’est le don de la jeune femme à improviser avec agilité, aussi bien dans l’introspection que pour ouvrir de grands espaces sonores.

Grâce à une instrumentation étonnante, son sextet essentiellement féminin (hormis Arthur Henn à la mandoline) fait toujours prévaloir un son très orchestral, mariant avec l’élégance et l’originalité qui la caractérisent, jazz, musique de chambre, musique contemporaine néo-classique et pop expérimentale. Comme autant de cartes postales défilent ainsi toutes sortes de paysages sonores ambivalents comme l’est le Japon, entre tradition et futurisme. Comme dès l’intro avec Tokyo Tears, marqué d’une grâce toute chambriste, où l’on folâtre dans la vertigineuse capitale au gré des vocalises de la demoiselle -toujours quelque part entre Björk et Kate Bush- entre le glockenspiel de cette fée clochette et les cordes altières d’Héloise Lefebvre (violon), Mathilde Vrech (alto), et Juliette Serrad (violoncelle).

Pas de doute avec Restless, on est bien dans un conte, cet univers fantasmagorique entre fairy-tails à l’anglaise et comédie musicale américaine à la Judy Garland. Idem pour Like Clockwork croisant la mandoline aux pizzicati des cordistes sur fond d’ocarina joué par la flûtiste Christelle Raquillet (dont on parlait tout récemment pour son duo avec Laurent Coulondre), ou Alone for Now et sa magie captivante, entre arpèges de mandoline et flûte intrigante, et où il est d’ailleurs justement question de «fairy-tails». Deux titres symbolisant bien les forts contrastes qui structurent le répertoire, avec à la fois une musique lumineuse et enjouée et des paroles plus sombres.

Quant aux oiseaux, ils sont partout et notamment dans les titres, comme The Komadori’s Voice (une sorte de rossignol dont le chant est retranscrit dans la mélodie du morceau) où, après une superbe intro de cordes en attaque imposant leur tempo groovy, ce drôle d’oiseau d’Ellinoa vocalise entre lyrique et jazz, avec un scatt incroyable qui donne la mesure de sa vaste palette tonale. Ou encore l’instrumental Suzaku (créature surnaturelle du folkore japonais) plus atmosphérique, avec le côté exotique et mystérieux de l’ocarina et un violon qui se substitue à une guitare électrique, un peu comme chez Didier Lockwood.

Natsu No Ame (pluie d’été) avec le superbe grave du violoncelle et les pizzicati du violon est totalement onirique et digne d’une B.O., s’inspirant de Joe Hisaishi le compositeur des films de Myazaki, mais on peut aussi penser à Sakamoto.

Toujours de la musique à images en tout cas, comme avec A River Cleanse, sympho-jazz mêlant le lyrisme des cordes en piquée à celui du chant.

Seul titre chanté en français avec des paroles qu’elle a elle-même rajoutées, Le Gibet est une relecture de la pièce bouleversante de Ravel qui, comme Debussy, fait partie de ses références iconiques. Avec un lent mouvement grave des cordes, quasi funèbre, et son chant en apesanteur, il est aussi le seul morceau qu’elle n’a pas arrangé puisqu’elle l’a confié aux bons soins de Jérôme Mouriez -maître de la batterie – par ailleurs expert réputé en la matière s’il en est.

En clôture, on adore enfin la pépite Through Her Eyes, plage instrumentale toute en douceur, mariant avec la majesté d’un Sakamoto glockenspiel, mandoline, ocarina féerique, gravité du violoncelle et jeu plus flamenca des violons.

Pas de doute, voilà une fois de plus la démonstration que le talent d’écriture de cette compositrice est vraiment hors du commun !

GUILLAUME LATIL & MATHEUS DONATO «Hémisphères» (Matrisse Production / L’Autre Distribution)

Des cordes encore, en voilà d’autres qui se sont bien… accordées. On ne présente plus Guillaume Latil, désormais incontournable sideman (André Manoukian, Youn Sun Nah, Lou Tavano, Sélène Saint-Aimé, entre autres…) entendu lui aussi tout dernièrement sur le H.O.T. de Cyril Benhamou (voir ici), mais aussi encensé dans ces colonnes pour les deux albums que ce compositeur-arrangeur a écrit avec son cosmopolite Cuareim Quintet (Danzas avec sa compagne Natasha Rogers, puis A Jazz Story, voir ici). Le trentenaire marseillais, à l’instar de son aîné précurseur Matthieu Saglio, abolit avec une élégante virtuosité les cloisons entre classique, jazz et musiques du monde, en se détournant des académismes pour privilégier par l’improvisation, la magique alchimie de ces trois cultures musicales.

Improviser… et improvisée, comme le fut sa rencontre pour ne pas dire improbable avec son nouveau voisin de palier parisien Matheus Donato, 25 ans, arrivé en France en 2022 depuis Brasilia où il a dès l’enfance intégré le Conservatoire en guitare classique. Mais qui a vite adopté le cavaquinho, cette petite guitare portugaise populaire depuis le XIXe siècle et instrument emblématique du fameux choro, fondement de la musique brésilienne. Et avec un son particulier que Guillaume a perçu avec curiosité à travers le mur de leur vieil immeuble …

Une rencontre dans la cage d’escalier plus tard, les présentations sont faites avant de faire mieux connaissance en partageant le Choro Negro de Paullinho da Viola. De là s’échafaude un duo sur des morceaux de Pixinguinha et des standards de jazz, avant d’opter pour un répertoire original «neutre», ni vraiment jazz ni purement choro, mais plus dans une sorte d’impro de musique contemporaine aux résonances chambristes.

Pourtant, s’ils ont bien les cordes en commun, leurs deux instruments diffèrent par leur timbre, étendu et prestigieux pour le noble violoncelle, plus étriqué et de registre aigu pour le cavaquinho qui exprime souvent les souffrances du populo. Musique savante vs musique populaire, deux mondes entremêlés pour faire «de la musique tout court» selon les deux garçons qui proposent de jouer justement de ces contrastes, à la manière d’une Maria Joao Pires interprétant Mozart. Formant ainsi ces deux Hémisphères, qui s’additionnent donc plus qu’ils ne fusionnent. Mais en trouvant les bons arrangements pour harmoniser les tons de l’un et de l’autre, leurs textures respectives, les legatos du violoncelle aux notes pincées du cavaquinho, le choix de l’archet ou du jeu pizzicato pour Guillaume, tandis que Matheus a opté pour un instrument à six cordes plutôt que quatre, ce qui le rapproche de la mandoline.

 

Amoureux de sa ville d’origine, le violoncelliste ouvre le répertoire avec Palais Longchamps, honorant le palais dédié aux Grandes Eaux de Marseille, décor aux lignes inspirantes où il décèle l’âme vive d’un peuple dans les entrailles de cette ville-monde. Prière en Bambara prend les traits d’une fable d’un pays inconnu, mais dans l’esprit des contes éternels maliens, avec les résonances afro de cette échappée mandingue où l’on croirait entendre une kora. Un mouvement enlevé mais dans la douceur d’un jeu qui pourrait rappeler le duo Balaké Sissoko-Vincent Segal.

Pour l’explicite Urban Poem, où des mouvements lents encadrent le mouvement rapide, Guillaume parle de «sonate chavirée», ses coups d’archet restituant l’énergie et les flux de la ville, avec un emballement plus oriental-jazz tandis que la petite guitare évoque la gitanerie du lieu. Proposé en deux temps enchaînés, le prélude est très vivace avant que le second mouvement émouvant dans sa patte classique, est plus apaisé.

Courte virgule, le titre Hémisphères résume ces deux mélodies parallèles et horizontales qui, en simultané, forment une pleine sphère sonore, avant une composition de Matheus, Aos Meus Amigos, gaiement tangotante dans l’esprit de Piazolla, avec un son de guitare jazz-manouche pour ce morceau que le jeune Brésilien dédie à des amis Normands. Puis Yaô, une prière composée par Pixinguinha, joyeuse elle aussi, une «maxixe» comme on dit là-bas (une danse apparue à Rio il y a bientôt deux siècles, résumée comme le tango brésilien) à la fois spirituelle et plus percussive, donc dansante. De cette même époque (1838) suit Träumerei emprunté à Schumann pour la beauté de sa mélodie simple et plus populaire.

Pour exprimer le plaisir d’être juste ensemble à partager cette courte pièce, Guillaume a écrit Et si… évoquant comme un début d’espoir, notamment pour l’aventure avec ce nouvel ami auquel il dédie Horochroroforô, écrit avoue-t-il en croyant composer un choro brésilien, mais il semblerait que le rythme soit celui du forrô du Nordeste. Il est en tout cas très enjoué et virtuose.

Autre reprise qu’ils aiment tous les deux pour ses subtils suggestions poétiques, Milonga Gris de Carlos Aguirre marie la douceur d’une guitare classique au tempo du violoncelle semblable à une contrebasse.

Il revient enfin à Matheus de clore le chapitre par deux de ses compositions, Oriente et son thème complexe, à la fois simple et insaisissable qui nous a un peu épuisé, auquel on préfère Anne-Lise qu’il a écrit pour sa fille, et qui a la tendresse d’une caresse dans un superbe alliage entre le grave du violoncelle et l’aigu du cavaquinho : voilà la mission réussie.

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