Une dernière salve de pépites
Trois dernières nouveautés exaltantes et une séance de rattrapage pour cette ultime sélection de l’année : les parisiano-brésiliens de Sapocaya nous époustouflent avec un concept-album qui tient du chef-d’œuvre, le flûtiste féerique Jî Drû nous invite au mouvement avec ses « Poems for Dance » oniriques et dansants, avec toujours la voix évanescente et magique de Sandra Nkaké quand d’autres, nombreuses et cosmopolites, forment les magnifiques «Friends» qui accompagnent KLT pour un tout nouveau bijou de nu-soul sur fond d’électro-jazz.
Loin de ces propositions suavement groovy, on y rajoute (il était sorti en début d’année) le trance-blue méditerranéen du duo Durante-Adams, brut et hypnotique, qui transcende avec une rare intensité la tarantelle du Salentino avec un son rock oriental quasi psychédélique.
(Sapocaya et KLT & Friends font une entrée fracassante et bousculent le classement déjà bien difficile de mon Best-Of 2025, vingt albums essentiels marquant cette année et que je vous dévoilerai la semaine prochaine…).
SAPOCAYA «Elementos» (Autoprod. / Inouïe Distribution)
On aurait eu bien tort de croire cette riche année déjà clôturée, preuve en est avec cet album paru fin novembre, une pure merveille qui va (lâchons déjà le scoop…) propulser ce dernier arrivé directement en tête de mon Best-Of 2025 qui sera dévoilé la semaine prochaine. C’est dire !
Fondé il y a seulement deux ans par le percussionniste Tristan Boulanger (qui signe compos et arrangements, on dit bravo) et le trompettiste Jamayê Viveiros, le groupe Sapocaya (du nom d’un arbre emblématique du Brésil) réunit une dizaine de pupitres de la scène parisienne (un collectif encore agrandi ici avec une section quatuor à cordes et plusieurs voix ou solistes invités) proposant dans une fastueuse harmonie collective une fusion afro-jazz qui s’inspire des grands-maîtres de la musique brésilienne, en croisant à la fois traditions indigènes amazoniennes, forró du Nordeste, samba-reggae bahianais et rythmes du candomblé et du samba carioca.
Un an après un premier EP, cette nouvelle production riche et ambitieuse, enregistrée entre France et Brésil, est un concept-album de douze compos originales inspirées des forces primaires de la nature, divisé en quatre chapitres que sont l’Eau, la Terre, l’Air et le Feu. Une exploration élément après élément (trois par chapitre) constituant une fabuleuse expérience sonore où s’enchaînent, dans un crescendo organique, quatre récits évoquant l’Amazonie et plus globalement la puissance de la nature, les catastrophes naturelles ou non, susceptibles d’advenir. Chacun murmure, gronde, embrase et inonde, en étant à la fois source de vie et de destruction.
Dans cet album dédié à la mémoire d’Hermeto Pascoal, très joliment illustré par Camille Breslin (qui s’inspire de l’art rupestre avec un hoazin huppé, oiseau dont les quatre couleurs incarnent à lui seul les quatre éléments) chaque chapitre est associé à un animal totem. Pour la Terre, point de départ, c’est le singe-écureuil qui symbolise le lien entre la terre et le vivant, pour l’Air c’est la libellule et la fulgurance de son mouvement, pour le Feu le jaguar, fascinant pour sa beauté, mais représentant aussi la puissance destructrice, et enfin pour l’Eau la tortue matamata qui trouve son agilité dans le milieu aquatique. Mais au-delà de toutes ces symboliques, c’est bien de musique qu’il s’agit, et le résultat est assurément grandiose !
Pour la Terre, Raizes (racines) ouvre le propos dans un mouvement quasi sériel à la manière de Glass ou Reich, pourtant sans cordes, mais avec les cuivres, avant d’entrer dans la luxuriance de la forêt (Floresta). Terremoto qui veut dire séisme, gronde avec la présence frappante des deux percussionnistes Tristan Boulanger et Arlet Feuillard, et du batteur Taylor Philémon.
Pour l’Air, Brisa (la brise) est marqué par la douce pureté du chant de Matu Miranda. Une sublime mélodie qui nous chavire par la grâce de son orchestration qui fait appel à un quatuor à cordes et à la guitare de César Aouillé, avec Arlet Feuillard cette fois au piano et la flûte traversière solo de Charlotte Isenmann. Un mouvement enchaîné à Vendaval et son calme qui va précéder la tempête et l’ouragan (Furacào) plus long et qui groove entre jazz-rock et jazz-funk sous la ligne de basse de Simon Voituriez. Le Fender Rhodes de Nathan Mollet mène la danse escorté dans sa frénésie par les souffleurs, dont notamment la flûte de Lilou Claverie.
Pour symboliser le Feu, il y a d’abord la braise (Brasa) qui reste dans une ardente rythmique afro-jazz avec son entêtant tempo de basse sur lequel se greffe un long chorus aérien de César Aouillé, avant celui de Jamayé Viveiros à la trompette parmi ces cuivres «chantant» à l’unisson. On prend alors une irrésistible envie de danser sur ces braises avec Chama -la flamme-, avec en feat. l’accordéon de Leith Del Campo qui nous entraîne jusqu’au vertige dans un rythme electro-jazz groove, assené par un beat au hachoir et des cuivres ultra funk. C’est pour le moins enflammé, dans la luxuriance d’un groove orchestral qui envoie, à mi-chemin entre un Jacob Collier et un Louis Cole. En résulte l’incendie (Incendio), longuement exprimé (six minutes) où, sur le rythme répétitif et ensorcelant des percussions, congas (Arlet Feuillard encore), et autre batterie, vient se poser le solo envoûtant de Charlotte Isenmann à la flûte. Mais le pouls s’accélère et le thème n’en finit plus de tourbillonner jusqu’à l’étourdissement.
On passe alors à l’Eau, avec rien de tel que la pluie (Chuva) pour apaiser l’incendie, avec le souffle sous effets (et delay) de Darius Moglia au sax soprano, contemplatif et planant. Un ruisseau (Ribeirào) se forme et la vie renaît dans la joie sur ce superbe titre chanté par Thaïs Motta avec Noam Duboille invité au piano, encore une merveille orchestrale de brasilian groove, cette bossa nova «NPB» qui fait sensuellement chalouper.
Mais trop d’eau peut aussi être facteur d’inondation (Enchente) qui achève de nous enchanter et nous inonde de bonheur, comme l’a fait de bout en bout ce somptueux album durant quarante-six minutes. Un ultime bijou de jazz-groove, cuivré à la manière d’un grand orchestre et emmené par la guitare plus west-coast de César Aouillé.
Un travail de grand art portant au plus haut niveau la musique populaire, pour une réussite exemplaire ! Formidable et indispensable.
JI DRU «Poems for Dance» (Label Bleu / L’Autre Distribution)
On reste dans les musiques «flûtées» avec l’incontournable maître du genre et producteur de nombreux projets, l’amiénois Jî Drû qui sous son nom a sorti «Western» en 2019 puis le merveilleux -au sens féerique du terme- «Fantômes» en 2023 (voir ici). Toujours accompagné par la voix magique de Sandra Nkaké dont il coécrit les disques (le dernier «Scars» a décroché cette même année une Victoire de la Musique. Voir ici), il revient aujourd’hui avec ces explicites «Poems for Dance» pour lesquels les deux fidèles complices ont retrouvé leur pianiste fétiche Pierre-François Blanchard, et Mathieu Panot à la batterie, avec aussi la participation vocale d’une autre fée, Natascha Rogers.
Un nouvel album (qui aurait pu avoir sa place la semaine dernière parmi mes «inclassables», voir ici) écrit dans une belle cohérence mélodique et rythmique où la flûte du leader trace un trait d’union entre jazz actuel et musiques de transe, en s’aventurant vers la soul, l’afrobeat, les rythmes latinos ou l’électro. Mais qu’elle soit douceur, harmonie ou rythme, la flûte est toujours poésie en convoquant l’imaginaire par le son onirique de ses mélodies et la portée voyageuse de ses improvisations.
Dès l’intro elle est en avant pour Poems will make you sing, sur la batterie intense de Mathieu Penot qui maintient ce rythme sur Break the Rules, teinté d’un certain lyrisme dans sa mélodie tandis que le chant oscille entre rap et hip-hop.
Développé en deux temps, Don’t stop the Flow a un son pop assez rock avec le clavier basse de Pierre-François, avant de retrouver les sonorités enchanteresses de la flûte dans sa seconde partie.
Toujours très mélodieux, le titre éponyme adopte un rythme et un chant saccadé qui a un petit quelque chose de l’époque Grace Jones. Un tempo qui ne faiblira pas, marqué par le Fender Rhodes sur Swing on Clouds, avec un piano électro-jazz saturé.
On retrouve cette ambiance rappelant Grace Jones sur Floating in the Air, où se déploie la voix évanescente de Sandra, dont le duo vocal avec Jî sur I Stand on the Ground s’inscrit dans la mouvance de leur précédent « Fantômes », en dévoilant à ceux qui l’ignoreraient la stupéfiante similitude de sa voix avec celle de Bowie.
On revient à une rythmique clavier basse/ batterie plus groovy pour Blood Running drivé par la flûte, avant de repenser à Bowie pour le plus mystérieux Jump in the Tides qui unit encore les deux voix pour des vocalises féeriques sur fond de Rhodes saturé.
Un univers toujours fantasmagorique qui s’étend sur plus de six minutes pour le bien nommé Se jeter dans le vide avec le spoken word de Jî et le souffle ethnique de son instrument, tout aussi léger et aérien sur Words in the Making, tout en douceur avec la voix diaphane de Sandra. Une chanteuse qui sur scène aime comme on le sait la Danse pieds nus, comme s’intitule le titre de clôture aux résonances de flûte très exotiques.
Voilà un disque qui se veut invitation au mouvement, tout en rappelant que la musique est un geste de partage et la danse une libération. C’est réussi !
KLT & Friends (Resolution Records)
Parmi les tous derniers arrivages marquant cette fin d’année, quel bonheur de retrouver un nouvel opus de notre ami Kevin Larriveau, pianiste et claviériste landais que nous avions découvert avec A Polylogue From Sila et qui depuis quatre ans mène parallèlement sa propre aventure avec son trio KLT, entouré du batteur Théo Schirru et du contrebassiste Gabriel Gorr.
Après nous avoir totalement charmé l’an dernier avec «Beauty of Change»*, album qui a trôné sur le podium de mon Best-Of 2024 (voir ici), le compositeur poursuit aujourd’hui ce dialogue entre jazz, soul, hip-hop et world en convoquant à nouveau un merveilleux casting d’invités cosmopolites, notamment du côté des voix féminines qui chacune apporte sa couleur au chapitre avec des textes en anglais, créole ou portugais, sur cet album sans frontières en forme de livre enregistré entre Paris, Rennes, New-York, l’Italie, et Taïwan pour les cordes du Interestring Quartet.
C’est China Moses qui ouvre (et refermera) l’opus en déclamant en spoken word la poésie puissante de Fluidity, avant que l’on fonde devant la profonde sensualité d’Amandine Cabald-Roche sur Détèrminasyon, livrant en down tempo cette nu-soul teintée de jazz créole. Une sensualité nu-soul exacerbée encore avec Alice Chahbazian qui, entre boucle de piano et envolées vocales à la fois douces et puissantes, nous rappelle Laurène Pierre-Magnani (APFS) sur Grey Skies.
Proposant un vibrant dialogue entre la voix de Galawesh et les cordes qui apportent une petite touche symphonique, Choices et sa superbe orchestration est un petit bijou d’electro-jazz sur un rythme jungle-beat. On aime aussi beaucoup la trompette expressive et scotchante de Brieuc Stievenard invité sur la ballade cinématographique Wounded, moment suspendu entre silence et tension, down tempo et beat solennel sur ce titre plus sombre et pourtant intensément solaire. Face au piano, la trompette y fait une envolée stratosphérique sur un ardent drumming de Théo Schirru.
Quelque part entre une Lianne La Havas et Jorja Smith, c’est Rania Bahzad qui pose sa voix cristalline sur la mélodie moderne et sensible de May, nu-soul lascivement groovy avec un piano jazz aérien.
Passée cette bulle de sensualité, la rythmique basse-batterie et le groove electro-jazz du Fender Rhodes redonnent du souffle au bien nommé Impulsão où Yure Romão vient greffer son flow entre hip-hop et rap. Une dernière impulsion avant que China Moses revienne clôturer ce magnifique album, livrant toujours en spoken-word le texte vibrant de To be Born, évoquant le renouveau et la renaissance. Entre boucles et vagues synthétiques avec un Rhodes réverbérant, une dernière bulle de zénitude qui nous fait planer.
Une fois encore, KLT nous offre une perle d’electro-jazz et de nu-soul terriblement sensuelle grâce à son casting vocal premium. Irrésistible !
MAURO DURANTE & JUSTIN ADAMS «Sweet Release» (Ponderosa Music Records / Integral)
Il y a déjà cinq ans, ce duo nous avait marqués avec un premier album «Still Moving», à la fois intime et intense, assurément singulier. Rappelons que Justin Adams, guitariste, compositeur et producteur, a travaillé avec Robert Plant au sein des Sensational Spaceshifters, et qu’il a signé entre autres les albums emblématiques de Tinariwen et de feu Rachid Taha. C’est lors d’un concert dans les Pouilles dirigé par Ludovico Einaudi qu’il a rencontré Mauro Durante, violoniste et percussionniste (tamburello) du Salentino, avant de partager ensemble leur goût pour les rythmes «trance» de la Taranta.
Avec une approche post-punk, leur projet de fusion s’est enrichie d’une sensibilité pour le trance-blues arabo-africain que l’on retrouve avec la même fièvre dans ce second opus paru en début d’année et que l’on avait gardé sous le coude. Les mois ont passé, mais nous ne l’avons pas oublié et il est encore temps de le présenter pour cette dernière chronique discographique de 2025.
Le titre éponyme en ouverture nous replonge donc dans ce rythme intense de transe portant la voix abrasive de Justin Adams.
Leuca qui suit, malgré ses riffs de guitare plutôt dignes d’AC/DC, s’inspire de la pizzica et convoque, pour un puissant refrain, la chanteuse du Canzoniere Grecanico Salentino, Alessia Tondo. Adams ne se dépare pas de cette patte très acérée pour introduire Ghost Train, blues rock de feu croisant guitare incandescente, frappe de tambour et chant haletant.
Une énergie brute tempérée par le plus apaisé Wa Habibi, une reprise de l’hymne pascal de la diva libanaise Fairouz ici chantée par Yousra Mansour (Bab L’Bluz) en feat. et où l’on croirait entendre Natacha Atlas sur cette berceuse mélancolique dont la mélodie, avec son violon ondulant,est bien dans l’esprit du blues oriental.
Passé Silver and Stone dont les riffs rappellent Plant et Led Zep’ et la voix un Bruce Springsteen, le long Aurora est une belle pépite contemplative inspirée par un appel à la prière entendu au Rajasthan. La belle guitare illumine ce blues orientalisant dont le chant typiquement méditerranéen (entre Italie et Corse) est très touchant.
Pour Qui non vorrei morire, c’est Mauro Durante qui donne de la voix sur cette adaptation d’un poème de Vittorio Bodini, autre natif du Salento, tandis que la légende underground Felice Rosser pose la sienne sur Tide keeps turning, blues-rock incantatoire et mystérieux, apportant une touche plus soul au rythme rituel et presque tribal du tambour joué par Durante, dans la lignée de la tammurriata napolitaine.
Enfin, Santa Paulu en clôture et qui invoque le saint du tarantisme, reste dans cet esprit de blues-rock mystique avec son psychédélisme hypnotique.
Voilà donc un duo qui transcende, par un son brut et dépouillé, des musiques populaires ancestrales avec un tempérament fiévreux qui ne peut laisser indifférent. Une singularité sonore à découvrir, si ce n’est déjà fait.
