Les nouveautés « piano » de début 2025

Les nouveautés « piano » de début 2025

Pour démarrer «piano»…

Un choix de quatre pianistes virtuoses, deux Français, un Cubain et un Italien, pour une vue panoramique sur un instrument qui balaie tous les genres : jazz contemporain lyrique et incandescent pour le quartet Infinite de Jean-Pierre Como ; chanson pour Edouard Ferlet qui revisite certains titres instrumentaux de ses Pianoïd en y ajoutant les voix éclectiques de six chanteuses ; latin-jazz pour le maestro Chucho Valdés et son entraînant Royal Quartet ; néoclassique chez le compositeur Ludovico Einaudi, chantre de la démocratisation de la musique contemporaine qui rend très populaire le minimalisme contemplatif…

Il y en a pour tous les goûts, autant d’esthétiques diverses et complémentaires pour démarrer «piano» cette nouvelle année !

  

JEAN-PIERRE COMO INFINITE  Vol.II ( Bonsaï Music)

Dans les nombreux projets menés de front par l’ami Jean-Pierre Como et évoqués lors d’un entretien qui avait précédé son solo à Francheville (voir ici ) était inscrite une suite à l’excellent quartet Infinite lancé en 2018, alchimie complice entre le pianiste-compositeur et ses camarades Christophe Panzani (sax ténor), Bruno Schorp (contrebasse) et Rémi Vignolo (batterie). Projet musical fondé sur l’interaction et le bonheur évident qu’ils ont à jouer ensemble, il est nourri des contributions de chacun, chaque couleur apportée par l’écriture de l’un ou l’autre dessinant de nouveaux climats pour faire émerger  des sensations singulières. Vu le calibre des impétrants qu’on ne présente plus, on sait qu’on a ici affaire à du jazz contemporain qui célèbre une musique en mouvement(s) constant(s) et autant de paysages sonores en perpétuelle évolution, passant d’intimes moments poétiques à de soudaines tempêtes rythmiques.

Une chose est sûre, on y retrouve toute la griffe désormais reconnaissable du « pianiste Steinway » à la fois romantique et fougueux, qui ajoute au raffinement de ses thèmes et de leurs arrangements un certain lyrisme dans l’exécution, notamment dans ses chorus et autres fulgurances inspirées.

Une certaine Ivresse comme se dénomme le titre d’ouverture de cet album plutôt conséquent (46 minutes), première des neuf plages assez longues où déjà le sax de Panzani est très présent et qui pourrait même parfois laisser penser qu’il s’agit du leader du quartet. Preuve s’il en est du partage fusionnel entre ces musiciens. Un souffle de cuivre effleuré sur Dans mon Cœur, douce ballade à la mélodie enamourée où Jean-Pierre livre son lyrisme romantique, avant justement une compo de Christophe, M et M d’un tout autre style avec sa rythmique plus marquée, un groove basse-batterie porté par le piano et où la mélodie du sax offre un refrain guilleret à siffloter.

C’est encore le sax qui chante la mélodie de Quite Night, compo cette fois du batteur, mais où tous font preuve d’une grande science du rythme (ou plutôt des rythmes), avec un piano inspiré et très affirmé qui s’envole avec maestria par un doigté façon Petrucciani, tandis que le sax part en un puissant chorus.

Autre belle mélodie empreinte du lyrisme romantique de Jean-Pierre qui fait chanter les notes, Bonheur caché s’étire sur près de sept minutes, développant un swing feutré dans une élégance jazzy toute française. Du swing, en voilà qui s’affirme plus nettement encore sur Where is Harry qui balance grave avec son refrain accrocheur, seul titre avec de légers vocaux de Julien Agazar en feat.

La main passe est c’est Bruno Schorp qui signe le voyage Paris-Lausanne où naturellement résonnent les cordes de sa contrebasse, ce qui n’empêche pas d’y redonner la parole au souffleur qui lâche un solo sous la frappe vigoureuse de Vignolo. Mais on aime particulièrement la douce mélancolie de Ce qui reste à venir, autre superbe compo signée par Christophe Panzani et son sax caressant, avec une atmosphère suspendue, vaporeuse comme les cymbales qui ourlent ce titre émouvant.

On ne sait l’origine de l’énigmatique Ils étaient Trois qui clôture l’opus, mais en tout cas ils étaient bien quatre fortement impliqués et imbriqués au fil de cet Infinite vol.II, passionnément créatif à l’instar de la photo de la pochette due à l’artiste George Rousse qui établit une correspondance entre l’aspect hypnotique de l’infini visuel et celui de la musique du quartet. Un groupe à découvrir live en mars prochain dans notre région, le 13 au Jazz Club de Grenoble et le 14 à celui de Chambéry. Allo Lyon ?…

 

 

EDOUARD FERLET «Pianoïd Vox» ( Melisse / L’Autre Distribution)

On avait également beaucoup apprécié de découvrir le pianiste Edouard Ferlet à l’occasion de son « Pianoïd 2 » paru sur son propre label Melisse fin 2023 (voir ici) et l’originalité du travail entre l’homme et ses machines préparées. Le revoilà avec ce nouvel opus disponible depuis l’automne où il propose cette fois une déclinaison vocale de sa musique, en convoquant un aréopage de chanteuses venues de divers horizons (chanson, jazz, pop, Brésil, Canada…). Un casting purement féminin qui met en mots une sélection de six  titres instrumentaux (pour 23 minutes seulement, c’est plutôt bref comme un EP) issus des deux albums Pianoïd. Chacune investit de son art à déclamer les musiques du pianiste, donnant ainsi une sorte de version augmentée à ce projet originel et original qui explore diverses esthétiques et formes d’émotion.

Et l’on aura un évident plaisir à retrouver parmi elles certaines de nos voix chouchoutes, à commencer par Lou Tavano qui a écrit et interprète Inspire, sans doute la meilleure pépite de cet album, dont la mélodie vous prend d’emblée et où notre chère Lou joue avec les mots sur cette rythmique de piano tournoyante et haletante, imprégnant de son lyrisme échevelé ce titre bâti autour d’un climax virtuose. « Tout est dans le mouvement » nous dit-elle (on a déjà entendu ça chez Raoul Petite, mais dans un tout autre registre !…) avec ses fameuses vocalises qui vous emportent dans les limbes, effet frissons garanti. Et puis Marion Rampal qui chante la Pluie sur un air plus bluesy, s’appropriant le thème de Raining pour l’emmener sur les pas de la comédie musicale où son vibrato fait des merveilles. Macha Gharibian encore, la pianiste qui est aussi chanteuse (on fond par ailleurs sur le titre Jalouse qu’elle interprète sur l’album de David Kiledjian, voir ici)  apporte sa voix blue-soul sur la rythmique alerte de Walk in the Sun qui reprend le thème de Sun Dog entre douceur et puissance, jazz et pop, pour en faire un instant classique donnant l’impression que le morceau a été composé pour elle.

Sur un Fil en ouverture, titre doux-amer évoquant la perte d’un être cher, est plus dans un registre de chanson classique avec la voix en ligne claire de Barbara Carlotti, tandis que celle de Mariza Corréa (du Trio Esperanza) fait dériver From Z to A vers la saudade brésilienne, ce Caminhos magnifiant le titre original de son spleen lusophone. Enfin, c’est l’autrice canadienne passionnée de musique Nancy Histon qui franchit le pas  en tenant pour la première fois le micro sur In Person en clôture, qui reprend Vendry tiré du premier Pianoïd et étiré ici à plus de six minutes, pour l’orner d’un talk-over plutôt plombant.

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CHUCHO VALDES ROYAL QUARTET «Cuba & Beyond» (Inner Jazz / Inner Cat Music Group)

Des accords dissonants et inattendus, de folles oscillations de tempo qui varient en permanence, une science du contrepoint et un sens de la mélodie innés… Chucho Valdès a creusé de nombreux sillons en empruntant des chemins buissonniers pour devenir très vite, par ses progressions harmoniques inouïes, la figure la plus moderne et influente du jazz afro-cubain. Spontanément avant-gardiste, aussi bien influencé par l’école française du début XXe que par les pontes tutélaires du jazz et ses géniaux trublions, le compositeur précoce, souvent qualifié de Mozart cubain, fut dès le début des seventies considéré comme l’un des cinq meilleurs pianistes au monde. C’est dire la stature du maestro au style unique, avec sa vision polymorphe de la musique qu’il imagine tout en couleurs, revisitant des thèmes populaires par ses arrangements très novateurs qui leur insufflent un groove tout aussi bariolé. Un groove naturel, fluide et affirmé, servi par les trois rythmiciens de haut vol qui l’entourent au sein de son Royal Quartet comme on a pu le vivre en live au Rhino 2023, avec José A. Gola aux basse et contrebasse, Horacio Hernandez à la batterie et Roberto Jr. Vizcaino prodigieux aux percussions (congas).

Quant à Chucho, père et ultime géant du latin-jazz qui y fêtait à l’occasion ses quatre-vingt deux ans, il nous a prouvé qu’il n’a en rien perdu de son génie pianistique. Le géant au sens premier du terme avec sa stature démesurée, a certes le pas modéré pour mouvoir son impressionnant gabarit, mais une fois derrière le piano, ses immenses paluches parcourent le clavier avec une dextérité miraculeusement inaltérée par le temps.

Avec près de trente albums au compteur, il est toujours aussi jeune d’esprit et, comme nous l’avions entendu en concert avant sa parution officielle en cette fin janvier, ce nouvel opus intègre l’éventail de ses plus grandes œuvres. Parmi elles, Tatomania célèbre le génie de Roberto Jr., fils du maître percussionniste Roberto Vizcaino et qui représente la nouvelle génération des grands congueros. A seulement vingt-six ans, il est l’héritier de la tradition la plus authentique du tambour cubain. « Chaque fête à Cuba se termine par la conga. Une fois que les congas s’enflamment, nous dansons tous ensemble » rappelle d’ailleurs le compositeur.

Comme sur d’autres de ses albums stellaires, les influences de son éducation en musique classique au Conservatoire Municipal de La Havane rayonnent, avec des compositions uniques tel notamment le merveilleux Mozart a la Cubana qui est un modèle du genre. Clin d’œil à la première sonate qu’il a interprétée en concert à l’âge de neuf ans seulement, le génial pianiste y fusionne la Sonate en do majeur de Mozart avec le rythme du danzón. Il présente également sur Armando’s Rhumba, un hommage à son homologue et ami de longue date Chick Corea (disparu en 2021), avec lequel il a joué pour la première fois sur scène au Lincoln Center (NYC) en novembre 2019. « Chick a eu tellement d’influence sur moi que je voulais absolument lui rendre hommage sur cet album. J’interprète ce titre en concert depuis sa disparition, mais c’est la première fois que nous l’enregistrons » confie-t-il. Une perle parmi huit autres.

 

LUDOVICO EINAUDI «The Summer Portraits» (Decca / Universal)

Autre parution prévue en cette fin janvier et qui devrait à n’en pas douter, connaître un immense succès, le déjà dix-septième album du pianiste-compositeur  Ludovico Einaudi. Petit-fils de Luigi Einaudi (Président de la République italienne de 1948 à 55) et fils d’un grand éditeur milanais, l’enfant de cette bourgeoisie érudite et éclairée s’est tôt pris de passion pour le piano, passant du Conservatoire Verdi aux enseignements du novateur Luciano Berio, pionnier de l’électroacoustique. Devenu compositeur, sa musique avec ses mélodies aériennes tour à tour apaisantes et incandescentes, a gravé ces vingt dernières années une identité forte qui a vite su trouver son public, notamment en séduisant le cinéma et la publicité, forts vecteurs de diffusion.

S’il aime se complaire dans ses rêves et garder la tête dans les nuages, Ludovico Einaudi utilise les sonorités de son jeu pour accéder à d’autres dimensions où il embarque désormais en partage des fans planétaires. Un vrai phénomène, avec des milliards de streams (!) et des millions de disques vendus, des concerts géants toujours archi-complets aux quatre coins du monde, comme ce sera le cas pour ceux de mars prochain à l’Accor Arena de Paris le 5 et la LDLC Arena de Lyon le 6 déjà sold-out.

Une énigme aussi, quand on sait que ses mélodies lunaires et épurées, souvent propices à la contemplation et à la méditation, doivent beaucoup aux chantres de la musique contemporaine sérielle, les adeptes des sons circulaires et répétitifs comme Glass et Reich (que personnellement on adore comme beaucoup d’initiés, mais qui sont cependant bien loin d’être grand public…) mais aussi des influences qui vont de Brian Eno à Arvo Pärt, de Vivaldi aux Floyd, de Monteverdi à Radiohead ou U2 ! Un vaste trip musical où le chant de son piano nous entraîne vers des destinations inconnues, ornementé de subtils apports de cordes, de percussions et d’autres éléments électro.

Une mélancolie universelle qui agit de manière oxymorique, puisqu’on pourrait dire qu’Einaudi fait du mainstream de luxe ou de l’élitisme populaire. Et ce « Summer Portraits » en est encore une des plus belles manières. Enregistré principalement dans les mythiques studio d’Abbey Road, l’album bénéficie des contributions du violoniste baroque Théotime Langlois de Swarte et des cordes du Royal Philharmonic Orchestra (dirigé par Robert Ames) qui s’ajoutent aux fidèles musiciens d’Einaudi, Federico Mecozzi aux violon et alto, Redi Hasa au violoncelle et le multi-instrumentiste Francesco Arcuri.

 

C’est en séjournant l’été 2023 dans une vaste demeure de l’île d’Elbe que le compositeur s’est remémoré les étés de son enfance à découvrir la vie en pleine liberté, où la nature et ses paysages étaient un élément fondamental. « Je me suis dit que chacun avait sa propre version des portraits d’été (Summer Portraits), une belle saison souvent liée aux meilleurs moments de notre vie. J’ai donc commencé, en regardant les tableaux qui ornaient la maison et peints à une autre époque par sa propriétaire, à réaliser mes propres peintures en musique. Cet album est dédié à tous nos souvenirs d’étés sans fin, à tous nos bons moments » explique l’Italien qui fait partie des défenseurs du fameux « less is more », ce concept qui fait toujours prévaloir simplicité et clarté pour obtenir le meilleur des rendus.

Finalement, treize plages pour plus d’une heure de musiques atmosphériques, ouvrant des paysages à l’infini, comme dès Rose Bay en ouverture, avec quelques notes de piano et des violons circulaires, répétitifs comme d’inlassables battements d’ailes dans l’azur. On accroche vite avec l’impression de déjà connaître les quelques notes troussées sur Punta Bianca. L’ambiance est à la contemplation façon Arvo Pärt dans la douce mélancolie de Sequence étirée sur plus de six minutes, avant que l’on retrouve les violons tournoyants à la manière de Glass et Reich pour Pathos, où ils vont progressivement monter en puissance et prendre de l’ampleur.

Toujours méditatif et propice à la rêverie, l’univers marin de To be Sun nous rappellerait plutôt un Yann Tiersen, quand le bien nommé In memory of a Dream, empreint d’une élégance toute classique, déploie un thème romantique digne d’une B.O. imaginaire.

Parfois, nul besoin de cordes et le piano est seul pour nous sidérer d’une simple ritournelle vaporeuse et comme suspendue (Jay, Oil on Wood), des motifs épurés, mais profondément climatiques, comme encore ce In Limine qui flirte avec les ambiances dessinées par Hania Rani (revue encore récemment au Radiant de Caluire).

On l’aura compris, en matière de souvenirs de bons moments d’été, ceux qui les associeraient forcément à la fiesta en seront pour leurs frais. Pour preuve encore, la Summer Song est plus trempée de mélancolie bien automnale que baignée de soleil irradiant. On comprendra que certains trouveront tout cela plus prompt au spleen qu’à la bonne humeur, ou qu’on peut avoir sur la longueur (et la langueur) la sensation d’un éternel recommencement (le côté toujours pareil propre à la musique… explicitement répétitive !) comme encore pour Maria Callas dédié à l’icône. Pour d’autres, et nous sommes visiblement très très nombreux, se laisser scotcher au fil de ces longues plages contemplatives finit par transcender la tristesse ambiante pour en faire un doux bonheur intime. La prouesse des grands magiciens.

 

 

N.B : Deux autres albums de grands pianistes  -qui plus est de notre région- parus l’automne dernier font partie de mes coups de cœur en la matière mais sur lesquels je ne reviens pas puisqu’ils ont déjà été salués par ailleurs dans nos colonnes par mes chers collègues, à savoir les excellents « Memories » du Grenoblois Alfio Origlio et son quartet (voir ici) et « La Fascinante » du Montbrisonnais Baptiste Bailly en quintet (voir ici).

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